Une chronique sur la recherche en psychologie
Par Josquin Duchaine et Charlotte Fournier
On vous parle d’une carrière en recherche et vous imaginez un.e professeur.e croulant sous les bouquins, éclairé.e par la seule lumière de son écran et happé.e par une énième question impossible ? Vous vous êtes déjà dit que la recherche, ça semblait un peu pelleteux de nuages, que c’était trop éloigné de la réalité du terrain et que ça n’en valait pas la peine ? Eh bien, vous n’avez pas totalement tort… tout en passant à côté d’une grande partie de la réalité du milieu. Laissez-nous vous présenter une facette tout à fait rafraîchissante de la recherche. Si elle nous a conquis, pourquoi pas vous ?
La psychologie est un domaine qui me passionne et auquel j’ai toujours voulu participer. Le hic, c’est que rester enfermé dans un laboratoire toute l’année ne me convient pas. Avec Charlotte, nous discutions justement de la question l’hiver dernier. Savoir que le fruit de nos recherches peut aider autrui nous tient à cœur, mais comment marier l’esprit scientifique de l’éternel.le curieux.se avec cette volonté d’entraide, alors que l’appareil philanthropique nous tire toujours vers le détachement et l’abstraction ? À l’inverse, comment sentir que l’on ne fait pas de la recherche pour répondre à ses propres questions, quitte à perdre de vue notre objectivité ? Et bien sûr : comment produire un réel impact, au-delà de la course à l’article dans une revue bien cotée ? Il est vrai que nous étions un peu cyniques, nous l’avouons. Or, c’était jusqu’à ce que nos discussions amènent Charlotte à mentionner une perspective intéressante : de sa demeure au Saguenay, un irréductible chercheur carbure aux besoins mêmes des milieux concernés. Il décrit une recherche « par et pour » la communauté, qui veut réconcilier le monde de la théorie et celui de la pratique, en faisant coopérer chercheurs et acteurs du milieu. J’ai tout de suite accroché. Quelques semaines plus tard, nous rencontrions Stéphane Allaire en visioconférence.

Professeur en pratiques éducatives à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), M. Allaire est animé par le désir de concevoir et de pratiquer autrement la recherche. Au début des années 2000, alors qu’il était doctorant en technologie éducative à l’Université Laval, sa thèse portait sur l’intérêt des stagiaires universitaires envers les contextes d’innovation dans une école de la région de Québec. Son étude s’est concentrée sur les méthodes de communication et d’entraide des stagiaires dans l’implantation d’un projet d’utilisation d’ordinateurs portables à l’école, au travers de neuf cohortes d’étudiants sur trois ans. Depuis, il s’intéresse beaucoup aux méthodes de recherches participatives, bref, à ce qui se produit quand l’on donne le pouvoir aux acteurs de participer à la construction de la connaissance les concernant. Il est notamment responsable de l’équipe de recherche FRQSC, qui étudie le partenariat recherche-pratique en éducation, en plus d’encadrer le programme de doctorat en éducation de l’UQAC.
Or, qu’est-ce que cette « recherche participative » exactement ? À quels enjeux répond-elle ? Quels sont les défis spécifiques auxquels elle doit faire face ? Possède-t-elle des parallèles avec la psychologie clinique ? Faisons le point.
La recherche participative, c’est d’abord cette idée de mettre l’accent sur les communautés et sur leur environnement unique. Dès les années 70, les enseignant.e.s s’étaient désintéressé.e.s des recherches en éducation : la complexité et le dynamisme du domaine permettaient peu aux méthodes de recherche en laboratoire de l’époque de leur rendre justice. Et une science inutilisée est une science impertinente. Des chercheurs.euses ont donc commencé à prendre en compte l’intelligence et l’expérience des praticiens. Au Québec, en éducation, les pionniers de cette approche sont Thérèse Laferrière, Nadine Bednarz et Serge Desgagné. Cette nouvelle pratique a fait naître ce que M. Allaire appelle une « double vraisemblance » au sein des équipes de recherche. Le.la chercheur.euse possédant l’expérience théorique et le.la praticien.ne possédant l’expérience pratique, leurs bagages respectifs offrent des pistes de compréhension complémentaires en formant deux bassins de connaissances distincts, que les équipes de recherche participative travaillent à intégrer pour répondre aux problèmes que la science et la pratique posent conjointement. Du côté du.de la chercheur.euse, cela implique d’être en contact constant avec la communauté visée, notamment via des rencontres hebdomadaires, des conférences et/ou la mise en place d’un réseau de communication continue, entre autres. L’objectif est d’éradiquer cette idée du scientifique isolé qui n’interagit avec la communauté que lors de la collecte de données, pour ensuite retourner dans sa caverne conceptuelle. M. Allaire rappelle à la blague : « On ne veut pas de chercheurs-hélicoptères » ! Ce sont toutes les étapes de la recherche qui sont transformées par cette volonté de coopération.
La recherche participative : mode d’emploi Il y a trois grandes étapes dans le déroulement d’un projet de recherche participative : 1. La cosituation (définition collaborative d’une problématique de recherche, recours à un agent de liaison, mise en dialogue) 2. La coopération (rencontres périodiques, planification des étapes du projet, des ressources à mobiliser, des échéanciers prévus, etc.) 3. La coproduction (choix collaboratif d’une méthode de diffusion : co-écriture d’un article de revue, élaboration d’un programme de formation sur le terrain, etc.) |
Définie ainsi, la recherche participative s’inscrit dans un paradigme fort différent de sa cousine. En effet, elle ne prétend pas à l’obtention de résultats généralisables ni à l’échafaudage de lois universelles : comment le faire si l’on donne toute son importance à l’unicité de chaque milieu ? En réalité, c’est plutôt la production de connaissances adaptables que l’on vise : la recherche est menée, les résultats sont diffusés dans des milieux susceptibles d’en bénéficier, et ceux-ci les mobilisent en adéquation avec leurs réalités distinctes. M. Allaire donne un excellent exemple de cette adaptabilité des résultats, en nous parlant du projet « École en réseau », une initiative québécoise démarrée en 2002 (voir encadré ci-contre).
« École en réseau » : la recherche participative au Québec et ailleurs Projet de recherche-développement à large portée et mené sur 15 ans, « École en réseau » proposait l’usage de technologies pour la mise en réseau d’écoles éloignées avec des écoles en centres urbains (ex. Radisson-Québec) ou entre elles. Les établissements planifiaient ensemble des situations d’apprentissage à partir des ressources complémentaires que chacun avait à sa portée (ex. des activités impliquant des musées ou des bibliothèques municipales situées près des écoles urbaines, dont celles-ci faisaient bénéficier les écoles isolées, qui n’avaient pas accès à de telles institutions sur leur territoire local). Lors de ce projet, chaque réseau a vécu le modèle à sa manière, selon les ressources qu’il pouvait donner ou recevoir. « École en réseau » a même été exporté en France : le modèle développé en sol québécois y a été une grande source d’inspiration, tout en ayant été adapté pour s’harmoniser à des réalités territoriales et culturelles bien distinctes. |
Certain.e.s lecteurs.trices se le demanderont peut-être : mais pourquoi faire de la recherche participative si les résultats ne mènent pas à des lois universelles ? N’est-ce pas là l’intérêt de la science ? Que nenni. Du moins, pas en sciences humaines. Là où tous les atomes peuvent être représentés par une bille avec un certain nombre d’orbites, l’individu ne peut être simplement représenté par un tel schéma, de par sa nature fortement adaptative et changeante. Chaque humain peut être considéré comme un système unique, émergeant du croisement de sa génétique et de son environnement. Cette idée fondamentale n’est pourtant pas mise en évidence par certains plans de recherche courants, comme la méta-analyse. Ce format « avale » les réalités humaines marginales, en réduisant l’humain à l’atome. M. Allaire donne l’exemple de l’enseignement en ligne durant la pandémie de COVID-19 : avec le si grand nombre d’études ayant convergé vers son caractère nuisible, les méta-analyses sont sans équivoque. Or, le chercheur de l’UQAC s’en attriste, puisque ces résultats cachent aux yeux du lecteur les nuances de la réalité (pensons notamment à nos écoles isolées, qui ont sans doute eu accès à plus de ressources depuis la pandémie).
Finalement, faire de la recherche de manière participative permet d’en démocratiser les débouchés. Pensons notamment à la façon dont, en recherche participative, les méthodes de diffusion choisies impliquent elles-mêmes les acteurs concernés. La Revue hybride de l’éducation, avec son fonctionnement par corédaction, en est un bon exemple : ce sont des chercheurs et des acteurs de terrain qui y publient leurs articles, souvent ensemble. Résultat ? Les statistiques de consultation par les milieux scolaires y sont fort appréciables, comparativement aux revues scientifiques classiques.
Or, il y a bien des limites et des défis en recherche participative. Nommons entre autres le fait qu’elle doive réclamer sa juste place face à des méthodologies souvent moins demandantes en ressources et ayant une plus grande portée généralisatrice, lesquelles sont donc plus faciles à aimer d’une communauté scientifique se tournant toujours plus vers l’immédiateté et l’efficacité limitée. Un autre enjeu en recherche participative est le fait qu’en plaçant les acteurs au cœur de leur démarche de changement, il y a un grand pas jusqu’au moment où le ledit changement se produit. Il faut ainsi savoir se mobiliser au rythme de la communauté visée, plutôt que d’y imposer un objectif d’efficacité de toute manière irréaliste.
M. Allaire nous explique en ce sens le modèle des conditions d’innovation de Donald P. Ely, qui pose, notamment, trois critères fondamentaux à la réalisation d’un projet de changement.
1. Y a-t-il une insatisfaction réelle des acteurs ?
2. Y a-t-il implication et considération réelle des acteurs ?
3. Y a-t-il un réel investissement de temps ?
Eh oui, ce n’est donc pas si simple qu’il nous y paraît. Par exemple, M. Allaire nous précise que chaque projet de recherche participative qu’il a mené a impliqué le consentement des gestionnaires à la libération de leurs enseignant.e.s sur une partie de leurs tâches afin de pouvoir s’adonner substantiellement au projet. C’est une condition sine qua non, nous dit-il, et nous le croyons. Après tout, un tel projet ne peut pas devenir un engagement bénévole d’une demi-heure par semaine sur son heure de dîner. Ce n’est qu’avec un soutien réel que l’on peut espérer une réelle agentivité.
De notre côté de l’écran, en plein Montréal, nous voyions déjà la complexité que cela pouvait représenter que de faire de la recherche participative dans les grands centres urbains, ce qui nous mena à nous questionner sur la présence de projets dans de telles conditions. « La recherche participative est partout au Québec. Elle est définitivement présente à Montréal », nous a-t-il répondu. « Mais il y a possiblement sursollicitation. Le nombre de demandes est tel que certains centres de services scolaires montréalais ont maintenant leurs propres comités d’éthique à la recherche, ce qui n’est pas peu dire ! Et bien sûr, cela peut ralentir la mise en place des projets. Ils émergent quand même, mais graduellement, un par un ». Cela demeure encourageant qu’au moins, la porte ne soit pas fermée à ce type de recherche ailleurs que dans de petites communautés.
En conclusion, la recherche participative est très active en éducation et ailleurs. Notre visioconférence nous a permis d’en apprécier l’étendue et la force. Ce qui est clair, c’est que nous en ressortons inspirés, et avides de savoir de quelles façons ce type de recherche pourrait se vivre dans notre domaine, la vaste et passionnante psychologie. Car si en éducation, Stéphane Allaire nous rappelle que parmi les axes de recherche importants actuellement se retrouvent l’intégration de méthodes pédagogiques alternatives, la révision des modèles d’évaluation sommative et l’intégration du numérique*, il nous parle aussi de la manière dont le modèle participatif forme le Zeitgeist de plusieurs autres milieux : par exemple, la santé, avec sa recherche de plus en plus axée sur le patient. Et nous, bacheliers en psychologie, nous décelons toutes sortes de parallèles avec l’alliance thérapeutique, la primauté du lien en psychothérapie, et bien d’autres avenues intéressantes. Cet échange nous a définitivement réconciliés avec la recherche, mais aussi avec la diversité de l’expérience clinique. D’ici là, pour faire honneur à notre échange, un article en corédaction semblait on ne peut plus adapté, pas vrai ?
Nous vous invitons d’ailleurs à consulter notre autre article, Le numérique à l’école : comment en faire un réel allié ?, qui aborde justement cette question très en vogue.
Corrigé par Rosalie Villeneuve, Mélanie Picard et Émilie Pauzé
Révisé par Ariane Chouinard et Florence Grenier
Illustration originale par Mariam Ag Bazet (@marapaname)