Par Justine Fortier
Ayant précédemment décrit les similarités et les dissemblances alliant les apprentissages propres à l’IA et au cerveau humain ainsi que la blessure narcissique en découlant, il revient maintenant de questionner ses implications pratiques. La deuxième partie du texte portera sur l’incidence des logiciels d’agent conversationnel dans un domaine comme la psychothérapie.
III. Implications en psychothérapie
Au cours de la dernière décennie, l’émergence de plusieurs applications de type chatbot spécifiquement conçues dans le but d’offrir du soutien psychologique est venue questionner la convenance de l’IA au sein de la pratique thérapeutique. À la fois abordables et accessibles, les prototypes d’agent conversationnel comme Wysa, Woebot et Youper utilisent certaines techniques propres à la thérapie cognitivo-comportementale (TCC), afin d’aider les utilisateurs en proie à des enjeux de santé mentale 1.
Néanmoins, malgré les aspects séduisants propres au développement de telles ressources, celles-ci s’accompagnent également de certaines interrogations quant au bien-fondé de leur utilisation. Notamment, la qualité de l’alliance thérapeutique établie au sein de la dyade client.e-thérapeute a été démontrée à maintes reprises comme un prédicteur fiable de l’efficacité du traitement 2. Comme de fait, peu importe l’approche théorique privilégiée par l’intervenant.e, la relation unissant les deux partis est une donnée révélatrice de leur engagement dans le suivi psychologique, et son évolution au cours du temps en constitue un aspect essentiel 3.
Conséquemment, la question se pose à savoir s’il est possible d’établir un tel rapport avec un programme d’agent conversationnel dépourvu de toute intelligence émotionnelle. Une étude menée auprès des utilisateurs de l’application Wysa présentant des symptômes dépressifs ou anxieux a permis d’évaluer leur perception de l’alliance établie avec le logiciel 4. En mesurant leur appréciation de celle-ci à deux reprises par l’administration du test WAI-SR (Working Alliance Inventory-Short Revised), les chercheur.ses ont obtenu des résultats qui n’étaient pas significativement différents des scores recueillis auprès de client.e.s suivi.e.s en thérapie cognitivo-comportementale individuelle ou de groupe5. Toutefois, un taux d’abandon de plus de 80% entre les deux prises de mesure peut laisser supposer l’introduction d’un certain biais et venir remettre en question la validité de tels résultats. En effet, des 1205 participant.e.s ayant complété la première évaluation, seulement 226 ont rendu la deuxième, pouvant laisser présager que les individus n’ayant pas pris part au second test n’étaient en somme pas satisfaits du service rendu et ont plutôt décidé de se retirer de la plateforme et de l’étude.
Pour donner suite à cette préoccupation, les questions suivantes ont été posées à deux professionnel.le.s :
Selon vous, quels seront les impacts de l’essor de logiciels comme ChatGPT sur la pratique de la psychothérapie? Y a-t-il une place pour l’intelligence artificielle au sein de la pratique thérapeutique, et si oui, son développement risque-t-il de se faire au profit d’une certaine orientation théorique?
La réponse d’Alexandre L’Archevêque, Ph.D, professeur régulier au département de psychologie de l’UQAM :
Étant donné l’offre insuffisante en ce qui concerne la psychothérapie, ma crainte serait qu’on utilise des agents conversationnels en tant que solutions de rechange. Depuis de nombreuses années, c’est un peu ce qui se passe avec la médication psychiatrique : si elle est pertinente et utile dans un grand nombre de situations, elle est aussi employée pour tout et pour rien. Certes, elle peut contribuer au bien-être psychologique et faciliter parfois la psychothérapie, mais elle ne saurait remplacer celle-ci. La médication psychiatrique propose autre chose, elle est différente.
Une pratique récente relativement populaire consiste à passer par une plateforme virtuelle, comme BetterHelp, afin d’échanger avec un professionnel. Le pairage est effectué en fonction du motif de consultation et des préférences du client. Dans l’éventualité où celui-ci est insatisfait, libre à lui de demander d’être réassigné à un autre thérapeute. À tout moment, il est possible d’écrire ou de relire un message, et les rencontres synchrones peuvent être d’une durée variable et survenir à divers moments. Si certains pouvaient y voir un moyen commode pour accéder à un service spécialisé, pour ma part, je suis réticent à ce que l’accessibilité et l’« utilité » aient préséance sur le cadre. En effet, la psychothérapie ne doit pas être réduite aux contenus échangés en séance; une part importante d’un suivi repose sur l’établissement de frontières interpersonnelles, la délimitation d’un espace contenant et la temporisation. Les plateformes virtuelles vont revoler le cadre en éclats! Pas qu’il soit inconcevable de développer de nouveaux modèles thérapeutiques, notamment à distance, mais des précautions doivent être prises afin que le marketing et les velléités mercantiles n’aient pas le dessus sur les principes cliniques soutenus par la recherche. Là, j’ai l’impression qu’on agit d’abord et qu’on réfléchit (peut-être) après.
Pour revenir aux logiciels comme ChatGPT, il est clair qu’avec le temps ils seront de plus en plus capables de simuler des échanges réalistes avec des humains. Comme mentionné plus haut, des conduites mimées ne sont pas identiques à celles qui leur servent de modèle; elles ne le sont qu’en apparence. Et n’est-ce pas questionnable sur le plan éthique que d’offrir un « ami imaginaire » en le faisant passer pour réel?
Peut-être que certaines approches modélisées et très « techniques » pourront profiter, dans une certaine mesure, de l’essor de ChatGPT… quoique l’importance du lien, de la relation et de l’alliance thérapeutique est de plus en plus reconnue par les cliniciens de diverses allégeances. J’aime à croire que les psychologues et autres professionnels de la santé sauront valoriser et défendre les rapports interpersonnels et la dimension affective, deux composantes essentielles de la condition humaine, et par conséquent, de la psychothérapie comprise comme traitement impliquant deux subjectivités.
Par ailleurs, les notions de transfert, de dynamique relationnelle, d’authenticité et de rétablissement sont ressorties lorsque le même sujet a été abordé avec la candidate au doctorat Stéphanie Gauthier. Plus spécifiquement, le rôle du transfert et du contre-transfert représentent un aspect fondamental du traitement des troubles de la personnalité 6. En effet, les personnes atteintes des troubles de l’axe II, selon la classification du DSM-5, présentent des difficultés au niveau de la régulation émotionnelle et de la négociation des relations interpersonnelles 7. Ainsi, la dynamique établie au sein de la dyade thérapeutique peut être utilisée afin d’explorer les représentations subjectives qu’entretient le sujet avec les différentes figures de son entourage, et donc d’observer comment ses expériences relationnelles et affectives continuent de l’affecter 8. En l’occurrence, le caractère foncièrement humain d’un tel rapport ne permet pas sa transposition à l’IA et laisse planer un doute quant à sa pertinence dans un tel milieu.
De plus, le même constat peut être effectué en ce qui a trait à l’authenticité et à son impact sur l’alliance thérapeutique. De par son influence directe sur l’effectivité de la transmission de l’empathie et de la considération positive inconditionnelle, l’authenticité du thérapeute est une attitude jugée essentielle au processus psychologique, puisqu’elle favorise en retour l’apparition de celle-ci chez le.a client.e 9. De ce fait, bien qu’il soit possible d’introduire une paramétrisation de qualités et de valeurs humaines lors de la programmation d’un logiciel d’IA, il semblerait alors inexact de parler de réelle « authenticité », puisque celle-ci nécessite la présence d’un soi et d’un ressenti intérieur 10.
Finalement, le développement de prototypes d’intelligence artificielle comme ChatGPT s’inscrit en adéquation avec le système socio-économique dans lequel nous évoluons. Dans une société capitaliste où le rendement rapide est préféré à l’investissement durable, il n’est alors pas surprenant que le même genre de phénomène s’observe au plan de la santé mentale. Ainsi, la TCC est le modèle de thérapie privilégié par les compagnies d’assurance, puisque celle-ci est associée à un suivi plus court et donc moins dispendieux, son efficacité est appuyée par la littérature scientifique et elle permet une amélioration à la fois rapide et manifeste chez l’individu 11.
Cependant, sans disputer les bienfaits propres à une telle approche, sa popularité auprès des entreprises est directement liée à leurs propres intérêts et non à ceux des employé.e.s requérant un suivi en santé mentale. Selon leur perspective, la rémission de l’individu se caractérise ainsi par son retour au travail et par un regain de sa productivité, plutôt que par son rétablissement profond sur le plan socioaffectif. Par conséquent, l’avènement de ressources virtuelles s’appuyant sur les principes propres à la TCC afin d’offrir un support psychologique a été utilisé par certaines compagnies dans le but de basculer leur offre de soutien vers de telles modalités 12. Malgré leur avantage considérable d’un point de vue économique, il est possible de voir en leur utilisation « un moyen hautement profitable pour les entreprises de prétendre fournir des services en santé mentale, sans toutefois offrir la profondeur des soins et du support requis par les individus [Traduction libre]» 13.
En somme, les avancées technologiques propres à l’intelligence artificielle continuent de révolutionner notre rapport au monde en ouvrant la voie à des avenues qui étaient auparavant impossibles de même concevoir. Avec tous les bienfaits et les préjudices qu’une croissance si exponentielle implique, il est de notre ressort de demeurer prudent.e quant à l’avenir de l’IA et de ses applications futures.
Références
(1) Browne, D. (2020). Do Mental Health Chatbots Work? Healthline.
(2) Horvath A. O. et Symonds B. D. (1991). Relation between working alliance and outcome in psychotherapy: a meta-analysis. Journal of Counseling Psychology, 38, 139–149. https://doi.org/10.1037/0022-0167.38.2.139
(3) Ardito, R. B. et Rabellino, D. (2011). Therapeutic alliance and outcome of psychotherapy: historical excursus, measurements, and prospects for research. Frontiers, 2, 270. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2011.00270
(4) Beatty, C., Malik, T., Meheli, S. et Sinha, C. (2022). Evaluating the Therapeutic Alliance With a Free-Text CBT Conversational Agent (Wysa): A Mixed-Methods Study. Frontiers, 4, 847991. https://doi.org/10.3389/fdgth.2022.847991
(5) Ibid
(6) Glen, O. et Gabbard, M. D. (1993). An Overview of Countertransference With Borderline Patients. The Journal of Psychotherapy Practice and Research, 2(1).
(7) American Psychiatric Association. (2022). Diagnostic and statistical manual of mental disorders (5th ed., text rev.). https://doi.org/10.1176/appi.books.9780890425787
(8) Ensink, K., Normandin, L. et Maheux, J. (2007). La psychothérapie focalisée sur le transfert (TFP) et le fonctionnement réflexif 1. Santé mentale au Québec, 32(1), 75–92. https://doi.org/10.7202/016510ar
(9) Vymĕtal J. (2002). Autenticita v psychologii a psychoterapii [Authenticity in psychology and psychotherapy]. Sbornik lekarsky, 103(3), 313–321.
(10) Montemayor, C., Halpern, J. et Fairweather, A. (2022). In principle obstacles for empathic AI : why we can’t replace human empathy in healthcare. AI & Society, 37, 1353-1359.
(11) Linton, M. (2020). Mental health under neoliberalism : From self-help to CBT. Canadian Dimension.
(12) Powell, A. C., Bowman, M. B. et Harbin, H. T. (2019). Reimbursement of Apps for Mental Health: Findings From Interviews. JMIR Publications, 6(8).
(13) Linton, M. (2020). Mental health under neoliberalism : From self-help to CBT. Canadian Dimension.
Autres sources
Bharati, R. V. (2022). Capitalizing on Vulnerabilities : When Surveillance Capitalism Meets Mental Health. Bot Populi.
Flückiger, C., Horvath, A. O., & Brandt, H. (2022). The evolution of patients’ concept of the alliance and its relation to outcome: A dynamic latent-class structural equation modeling approach. Journal of Counseling Psychology, 69(1), 51–62. https://doi.org/10.1037/cou0000555
Lecomte, C., Savard, R., Drouin, M.-S. et Guillon, V. (2004). Qui sont les psychothérapeutes efficaces? Implications sur la formation en psychologie. Revue québécoise de psychologie, 25(3), 73-102.
Corrigé par Rosalie Villeneuve, Émilie Pauzé et Emmanuelle Reeves
Révisé par Ariane Chouinard et Florence Grenier
Illustration originale par Mariam Ag Bazet (@marapaname)