Par Justine Fortier
Traduite sous les noms de daltonisme racial ou de cécité à la couleur de peau, cette idéologie se présente comme une réorganisation de la domination raciale dissimulée sous des idéaux d’égalité et de justice sociale1. Le présent article se penchera sur les implications propres à une telle attitude ainsi que sur les raisons poussant un individu à l’adopter.
C’est le sociologue Eduardo Bonilla-Silva qui introduit le concept de color-blind racism afin de décrire la nouvelle forme de racisme apparue suite au mouvement américain des droits civiques (Civil Rights Movement)2. Le daltonisme racial est l’idée selon laquelle la manière la plus efficace de lutter contre la discrimination est de traiter tous les individus de manière égale, sans égard à leur couleur de peau ou à leur origine ethnique3. En ne prenant pas compte des formes de racisme systémique déjà bien en place au sein de notre société4, cette idéologie tend à invisibiliser les expériences des personnes de couleur et à insinuer que le racisme n’existe pas tant qu’on choisit de l’ignorer5. En se réclamant de l’égalité pour tous.tes et chacun.es, cette posture prône le statu quo et permet aux personnes blanches de maintenir leur statut privilégié tout en demeurant en apparence non-préjudiciaires6.
L’attitude color-blind se base sur la supposition qu’en faisant fi de l’identité raciale des personnes avec qui il interagit, un individu ne pourra les traiter différemment selon leur groupe d’appartenance ethnique7. Cependant, il a été démontré que la catégorisation selon la couleur de peau s’effectue de manière quasi-automatique chez les individus, et ce, encore plus rapidement que celle basée sur le genre8. De plus, cette capacité a été observée dès l’âge de trois mois, et les bébés vivant dans un environnement culturellement homogène où leur ethnicité est prédominante présentent une préférence pour les visages correspondant à leur propre couleur de peau9. En considérant la vitesse à laquelle s’effectue cette catégorisation, il devient difficilement imaginable de parvenir à endosser cette posture de manière effective. Par ailleurs, une étude a montré que les personnes blanches évitant de mentionner la couleur de peau dans un contexte où elle est pertinente apparaissent davantage biaisées auprès de leur partenaire noir10. Bien que cette attitude était utilisée afin de favoriser une interaction positive et d’éviter de faire preuve de préjudice, cette dernière produisait les effets contraires et s’avérait nuisible dans la plupart des cas.
Par ailleurs, l’adoption d’une telle idéologie peut mener à deux types d’attitude que l’on retrouve en anglais sous les noms de color evasion et de power evasion11. La première se réfère au déni des différences raciales en mettant plutôt de l’avant la similitude entre tous les individus. Elle peut se manifester par l’évitement de discussions entourant la couleur de peau ou les différences ethniques, par la non-reconnaissance de ces mêmes dissemblances ou par des propos comme « je ne vois pas de couleurs, seulement des personnes ». La deuxième attitude nie l’existence du racisme tant aux niveaux institutionnels que culturels et affirme l’égalité des chances pour tous.tes12. En considérant le racisme comme un enjeu appartenant au passé, les individus adhérant à une telle vision ne reconnaissent pas les privilèges et les disparités en découlant et demeurent dans l’inaction13.
Plusieurs raisons peuvent pousser un individu à adhérer au daltonisme racial. Tout d’abord, certaines personnes craignent de paraître racistes par la simple mention de la couleur de peau ou de l’origine ethnique d’un individu, et choisissent donc d’adopter une attitude niant toutes différences afin d’éviter une telle attribution14. Même lorsque cette caractéristique est visible et évidente, le fait de la nommer dans un contexte groupal peut être associé à une grande anxiété chez les personnes blanches15. Dans White Fragility, l’auteur Robin DiAngelo avance qu’une faible exposition à un environnement social multiethnique chez les individus blancs nord-américains les protège de tout stress lié au racisme et, en retour, diminue leur tolérance à celui-ci16. Y étant peu confrontés au quotidien, une quantité minime de stress racial risque d’entraîner un inconfort et de déclencher une réaction défensive de leur part. Par exemple, l’auteur mentionne que le fait de recevoir une rétroaction comme quoi un comportement a eu des impacts discriminatoires sur une personne de couleur peut éveiller ce genre de repli défensif. L’attitude color-blind peut dès lors s’avérer particulièrement attrayante pour ces personnes puisqu’elle les dispense d’avoir à vivre ces affects déplaisants.
De manière analogue, l’anxiété intergroupe est un phénomène social se référant au sentiment d’ambivalence ou d’inconfort pouvant habiter une personne lorsqu’elle interagit avec les membres d’un autre groupe, que celui-ci soit culturel, politique ou ethnique17. Cette anxiété peut se manifester par une hostilité accrue envers l’exogroupe ou par un évitement des interactions avec les membres de ce dernier18. Toutefois, en adoptant une posture intermédiaire de daltonisme racial, l’individu est en mesure de se protéger de l’inconfort généré par la différence ethnique en minimisant ou en ignorant complètement cette dernière. Néanmoins, celle-ci n’est pas à toute épreuve puisque son endossement est lié à des conséquences sur la qualité des échanges interpersonnels. Par exemple, une étude a révélé que les psychologues blanc.hes ayant une forte attitude color-blind présentaient moins d’empathie à l’égard de leurs client.es et ce, peu importe leur couleur de peau19. Également, l’appui d’une attitude daltonienne par les employé.es blanc.hes en milieu de travail était associé à une diminution de l’engagement psychologique des employé.es de couleur ainsi qu’à une augmentation de leur sentiment que l’organisation était racialement biaisée20.
Le daltonisme racial possède également une fonction protectrice chez les individus blancs puisqu’il leur permet de maintenir une vision positive d’eux-mêmes tout en conservant leurs privilèges21. En adoptant une attitude se disant aveugle aux couleurs, ceux-ci entretiennent le sentiment de ne pas se montrer préjudiciable22 et évitent de se questionner quant à leurs propres croyances ou comportements entourant les enjeux raciaux23. De plus, cette posture leur permet de s’absoudre de toute responsabilité liée à la discrimination chez les personnes de couleurs en niant leur réalité spécifique et en entretenant le mythe d’une société méritocratique24. Par l’adhésion à une telle idéologie, les membres blancs d’une société sont en mesure d’ignorer la présence de racisme institutionnel, de diminuer leur culpabilité entourant les inégalités raciales et de garder leur privilège sans avoir à reconnaître sa portée25.
En soi, l’aspiration à une société égalitaire au sein de laquelle les enjeux raciaux n’ont pas d’impact sur les individus la constituant est tout à fait louable. Toutefois, elle exprime un idéal ne s’avérant pas représentatif de la réalité, et le fait d’endosser une attitude « daltonienne » contribue au maintien de ces iniquités raciales pourtant bien existantes26. En effet, nier les différences raciales ne permet pas d’éliminer les inégalités en découlant, mais plutôt de les invisibiliser. Être en mesure d’ignorer la réalité du racisme institutionnel ou des autres formes de discriminations raciales vient d’une position de privilège et du fait d’être le.a bénéficiaire du système dans lequel il.elle est ancré.e27.
En somme, l’attitude propre au daltonisme racial s’effectue au détriment des personnes de couleur. La négation des inégalités raciales dans la sphère publique, présentée comme une intention de neutralité reconnaissant l’égalité de tous.tes, constitue une ignorance intentionnelle d’enjeux discriminatoires toujours présents au sein de notre société. Cette posture de repli ne permet pas l’émergence d’un dialogue ni l’accueil de la différence. Elle empêche l’amélioration des conditions propres à la vision qu’elle défend, soit celles d’une société égalitaire à l’intérieur de laquelle les différences ethniques n’ont effectivement aucune incidence sur ses membres, et, de ce fait, participe au maintien du statu quo28.
Références
(1) Bonilla-Silva, E. (2001). White Supremacy and Racism in the Post-civil Rights Era. Lynne Rienner Publishers.
(2) Ibid
(3) Williams, M. T. (2010). Colorblind Ideology is a Form of Racism. Psychology Today. https://www.psychologytoday.com/us/blog/culturally-speaking/201112/colorblind-ideology-is-form-racism
(4) Bonilla-Silva, E. (2015). The Structure of Racism in Color-Blind, “Post-Racial” America. American Behavioral Scientist, 59(11), 1358-1376.
(5) Steckervetz, L. (2023). Anti-racism Resources: What Does Racism Look Like? Colorblindness. Fitchburg State University. https://fitchburgstate.libguides.com/c.php?g=1046516&p=7616506
(6) Neville, H. A., Gallardo, M. E., & Sue, D. W. (Eds.). (2016). The myth of racial color blindness: Manifestations, dynamics, and impact. American Psychological Association, 3-21.
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(12) Ibid
(13) Neville, H. A., Gallardo, M. E., & Sue, D. W. (Eds.). (2016). The myth of racial color blindness: Manifestations, dynamics, and impact. American Psychological Association, 3-21.
(14) Ibid
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(21) Neville, H. A., Gallardo, M. E., & Sue, D. W. (Eds.). (2016). The myth of racial color blindness: Manifestations, dynamics, and impact. American Psychological Association, 3-21.
(22) Plaut, V. C., Thomas, K. M., Hurd, K., & Romano, C. A. (2018). Do Color Blindness and Multiculturalism Remedy or Foster Discrimination and Racism? Current Directions in Psychological Science, 27(3), 200-206.
(23) Neville, H. A., Gallardo, M. E., & Sue, D. W. (Eds.). (2016). The myth of racial color blindness: Manifestations, dynamics, and impact. American Psychological Association, 3-21.
(24) Ibid
(25) Neville, H. A., Awad, G. H., Brooks, J. E., Flores, M. P., & Bluemel, J. (2013). Color-blind racial ideology: Theory, training, and measurement implications in psychology. American Psychologist, 68(6), 455–466.
(26) Knowles et al., 2009
(27) Sue, D. W., Capodilupo, C. M., Nadal, K. L., & Torino, G. C. (2008). Racial microaggressions and the power to define reality. American Psychologist, 63, 277-279. doi: 10.1037/0003-66x.63.4.277
(28) Neville, H. A., Gallardo, M. E., & Sue, D. W. (Eds.). (2016). The myth of racial color blindness: Manifestations, dynamics, and impact. American Psychological Association, 3-21.
Corrigé par Gabrielle Johnson, Émilie Pauzé et Mélanie Picard
Révisé par Ariane Chouinard
Illustration originale par Fanny Chenail