Par Émilie Pauzé
Le trouble de dépersonnalisation-déréalisation (TDD) est une condition psychiatrique caractérisée par des sentiments persistants de détachement de soi et de perte de contact avec la réalité du monde extérieur 1. Selon Yang et al. (2022), les gens qui ont survécu à un abus souffrent de dissociation en plus forte proportion; jusqu’à la moitié de ces survivants sont affectés.
La prévalence du TDD dans la population générale est au plus de 1,9%; c’est donc dire qu’en appliquant ces proportions à la population mondiale 2, c’est 152 millions de personnes qui souffrent de cette forme de dissociation, fort probablement dans le silence. Après avoir recueilli les témoignages d’Emma (23 ans), Laurie (23 ans) et Annabelle (21 ans), étudiantes à l’UQAM, j’ai décidé de rédiger cet article afin de lever le voile sur ce trouble méconnu.
Quelqu’un vivant avec cette condition sent qu’il est détaché du monde extérieur, comme dans un épais brouillard qui ralentit ses pensées et déforme ses expériences. Ainsi, il y a une dichotomie entre ce que la personne vit psychologiquement et ce que son environnement et sa cognition lui reflètent. Pour certain.e.s, cet état est constant, alors que pour d’autres, ce sont des épisodes récurrents. La dissociation produit des réalités subjectives différentes selon chaque personne, malgré de nombreux points en commun. Les personnes interviewées disent être « en mode 3e personne d’un jeu vidéo » : on s’observe vivre sa vie, sans pour autant en être un joueur actif. Comme l’avatar qui rencontre les enjeux du quotidien, l’individu n’est pas affecté par ses souvenirs, ses émotions et la présence des autres, comme si une armure protectrice recouvre l’affect afin qu’il ne soit pas atteint. À la moindre faille, comme un souvenir, une émotion ou une sensation, notre barre de vie (health bar) diminue. On manque d’énergie pour lutter contre cette intrusion dans le Conscient. Souvent, me disent Emma et Laurie, on se retrouve aux prises avec un souvenir intrusif (flashback) qui était auparavant refoulé. Bien que n’importe qui puisse avoir vécu une forme de déréalisation ou de dépersonnalisation lors d’un événement chargé affectivement (tel un décès soudain) ou lors d’une conduite automatisée (comme le trajet de retour à la maison), les personnes diagnostiquées avec le TDD vivent chroniquement ou périodiquement et à répétition cette dissociation.
Lors des entrevues, il est mis en saillance que se sont des événements traumatisants qui ont mené au développement de ce mécanisme de protection qui, malheureusement, prolonge indûment son séjour. La nature de l’événement diffère grandement pour chacune. Pour Annabelle, c’est la douleur physique et la réanimation cardiaque vécue à la suite d’une opération majeure à 14 ans. Pour Laurie et Emma, ce sont des déclencheurs, souvent subliminaux, d’événements aversifs.
La fonction de ce mécanisme de défense est de se protéger des surcharges affectives qu’engendrent des événements de vie aversifs ou traumatiques. Malencontreusement, la chronicisation de ce dernier, que ce soit de façon périodique ou constante, provoque une séparation de l’identité du Soi. Cette perte de définition identitaire cause une profonde souffrance.
Comment entrevoir la suite des choses, sachant que ce type de dissociation cause des handicaps au fonctionnement quotidien et que prendre soin de sa santé mentale n’est pas une solution suffisante? 3 Comment vivre dans cet état d’hébétude pendant des mois, alors que notre entourage ne comprend pas cette condition ? Rien n’est moins évident, car parmi les symptômes fréquemment évoqués, il y a la peur de devenir fou et de perdre le contrôle sur la réalité ainsi qu’une difficulté de concentration et de mémorisation. Cette dernière peut mener jusqu’à une atteinte cognitive, telle qu’il devient impossible de conserver son emploi 4. Comme exemple, Laurie raconte qu’il lui arrive souvent de dissocier lors de moments d’intimité avec son partenaire. Il n’est pas évident d’expliquer ses brusques changements d’avis et ses réactions alors que la dissociation ne se vit qu’à l’interne, surtout lorsque la culpabilité et la honte prennent le dessus. Emma, quant à elle, m’explique que lors de longues périodes de dissociation, le rendement au travail et les résultats académiques baissent drastiquement, affectant alors son estime.
Heureusement, la psychopharmacologie et différentes approches psychothérapeutiques ont des pistes de solution remplies de promesses 5. Pour Laurie, l’hypnose permet de revisiter les souvenirs traumatiques de façon sécuritaire. Éventuellement, elle espère que cette solution lui permettra de vivre de moins en moins d’épisodes dissociatifs, car une fois que le processus dissociatif s’enclenche, elle ne peut faire marche arrière. Différentes thérapies basées sur la restructuration cognitive du trauma comme l’Eye Movement Desensitization and Reprocessing (EMDR) ou la thérapie cognitivo-comportementale sont également des avenues indiquées 6.
Bien qu’aucune conclusion convaincante n’ait été tirée concernant la médication ou les techniques de psychothérapie, plusieurs avenues sont encore à explorer 7. En effet, l’approche psychodynamique semble efficace pour les personnes avec une atteinte dont la condition n’est pas chronique ou incessante, ou encore pour celles pour qui la dissociation a des fonctions sous-jacentes qui vaudraient la peine d’être explorées en thérapie. Finalement, quoiqu’il soit effrayant d’entamer le processus de psychothérapie afin de mieux vivre dans le présent, il est important de se souvenir que la dissociation peut nous avoir protégé lors de moments où l’on ne pouvait plus être en sécurité chez soi. Maintenant, il est temps pour nous d’y retourner.
Le TDD sous l’angoisse d’Heidegger En se permettant d’étudier le phénomène d’un point de vue psychodynamique, il est possible d’investiguer davantage les symptômes fréquemment évoqués. Pour Heidegger, l’être là, « la réalité humaine » 8, est composé en partie par l’angoisse, qui est le « mode fondamental du sentiment de la situation et révélation privilégiée de l’être-là » 9. Sa source étant indéfinie, elle « indique qu’aucun être-au-monde n’est important », d’où la perte de sens de la vie rapportée par plusieurs. Mais qu’arrive-t-il quand le corps et l’âme ne sont justement qu’angoisse ? L’angoisse « rend étranger (unheimlich) » 10, c’est-à-dire que la connexion entre l’individu et le monde n’est plus. Plus rien n’est familier, il y a une perte du sens d’authenticité du Soi avec les autres. Pire encore, l’angoisse habite l’esprit de la personne en entier, jusqu’à mener au clivage du Moi 11. Ainsi, je propose comme hypothèse qu’on se retrouve avec un individu dont le Moi est divisé, mais uni par l’angoisse : d’une part, on le retrouverait victime d’une barrière affaiblie de l’Inconscient, d’autre part, le Moi se localiserait dans le Conscient, lieu de contact avec le monde extérieur. La première partie de ce Moi divisé serait assaillie de pulsions converties en manifestations pathologiques et en pulsions de mort. Ces dernières, forces de déliaison puissantes, empêchent l’alliage du vécu cognitif et affectif avec l’angoisse. La personne dissociée se trouverait donc dans un gouffre existentiel qu’elle n’arrive point à relier à ses expériences de vie afin de leur donner une signification. La seconde partie de ce Moi divisé serait l’intermédiaire entre le monde externe et interne. Conséquemment, la personne dissociée « vivrait » dans le Préconscient, ne rencontrant que les pulsions, alors qu’elle « existerait » également au niveau Conscient, lieu où elle n’est qu’observatrice. Il semble donc que le rôle du psychologue serait de servir d’agent de liaison entre les parts du Moi en proposant des interprétations des expériences de vie de son client. Le travail dudit client reviendrait à s’ancrer suffisamment dans son Moi conscient le temps de la séance. Au fil des semaines, cet exercice deviendrait plus aisé, favorisant l’unification du Moi. Frances et al. (1977) proposent d’ailleurs l’utilisation de cette approche dans le cadre d’une thérapie axée sur la constance du Soi 12. La dépersonnalisation étant vue comme ancrée dans différentes organisations pathologiques, le psychologue doit favoriser la différenciation du Soi aux autres (organisation psychotique), l’intégration des représentations du Soi (organisation état-limite) ou résoudre les conflits intrapsychiques (organisation névrotique). |
Références
(1) Yang, J., Millman, L. S. M., David, A. S., & Hunter, E. C. M. (2022). The prevalence of depersonalization-derealization disorder: A systematic review. Journal of Trauma & Dissociation, 24(1), 8–41. https://doi.org/10.1080/15299732.2022.2079796
(2) United Nations. (2022, 11 juillet). La Population Mondiale atteindra 8 milliards d’habitants en novembre (ONU) | ONU info. United Nations. Retrieved March 20, 2023, from https://news.un.org/fr/story/2022/07/1123492
(3) Michal M, Adler J, Wiltink J, Reiner I, Tschan R, Wölfling K, Weimert S, Tuin I, Subic-Wrana C, Beutel ME, Zwerenz R. A case series of 223 patients with depersonalization-derealization syndrome. BMC Psychiatry. 2016 Jun 27;16:203. doi: 10.1186/s12888-016-0908-4. PMID: 27349226
(4) Simeon, D. Depersonalisation Disorder. CNS Drugs 18, 343–354 (2004). https://doi.org/10.2165/00023210-200418060-00002
(5) Medford, N., Sierra, M., Baker, D., & David, A. (2005). Understanding and treating depersonalisation disorder. Advances in Psychiatric Treatment, 11(2), 92-100. doi:10.1192/apt.11.2.92
(6) Simeon, D. Depersonalisation Disorder. CNS Drugs 18, 343–354 (2004). https://doi.org/10.2165/00023210-200418060-00002
(7) Ibid.
(8) Natanson, J. (2008). La peur et l’angoisse. Imaginaire & Inconscient, 22, 161-173. https://doi.org/10.3917/imin.022.0161
(9) Ibid.
(10) Ibid.
(11) L’Archevêque, A. (2023, 22 mars). Complément sur les organisations de personnalité (Jean Bergeret) [notes de cours]. Département de psychologie, Université du Québec à Montréal. Moodle. https://moodle.uqam.ca/
(12) Simeon, D. Depersonalisation Disorder. CNS Drugs 18, 343–354 (2004). https://doi.org/10.2165/00023210-200418060-00002
Guelfi, J. (2016). Chapitre 3. Les troubles dissociatifs dans le DSM-5. Dans : Joanna Smith éd., Psychothérapie de la dissociation et du trauma (pp. 27-34). Paris: Dunod. https://doi.org/10.3917/dunod.smith.2016.01.0027
L’Archevêque, A. (2023, 25 janvier). Conception freudienne, première partie [notes de cours]. Département de psychologie, Université du Québec à Montréal. Moodle. https://moodle.uqam.ca/
Lo, I. (n.d.). Childhood trauma splitting and complex trauma. Eggshell Therapy and Coaching. Retrieved March 22, 2023, from https://eggshelltherapy.com/a-split-in-our-personality/
Corrigé par Megan Racine, Emmanuelle Reeves et Rosalie Villeneuve
Révisé par Ariane Chouinard et Florence Grenier
Illustration originale par Laurie-Anne Vidori