Laurent aide les gens 

Par Vincent Morin

Laurent s’est inscrit au cégep en technique de travail social lorsqu’il avait 17 ans. Son but était d’aider les gens tout comme une travailleuse sociale l’avait aidé avec ses difficultés familiales lorsqu’il était enfant. 

Durant sa formation, il a appris beaucoup de notions. En commençant par les théories de l’attachement, allant jusqu’aux techniques d’entretien, bifurquant par les mécanismes expliquant les inégalités sociales, ses apprentissages touchaient toutes les facettes des domaines psychosociaux. Comme beaucoup de ses collègues, cet étudiant avait très hâte de commencer ses stages d’intervention et sa carrière professionnelle. C’est normal, car à chaque heure qu’il accordait à ses études, il pensait à sa future vocation. 

Après ses études, la pénurie de main-d’œuvre a fait en sorte que les diplômés se faisaient embaucher facilement, donc Laurent n’a pas eu de difficulté à se faire recruter. Il a choisi de travailler pour un CISSS afin d’aider les personnes âgées qui sont en perte d’autonomie. Il avait amplement entendu parler des problèmes et des critiques à l’égard du système de la santé et des services sociaux québécois, mais lorsqu’il a postulé, cela ne le dérangeait pas parce qu’il était heureux à l’idée de commencer à travailler, tout simplement. À son embauche, son sentiment de fierté et de contentement était à son apogée. Avec raison, car l’envie d’aider les gens était présente durant l’entièreté de ses études et ses efforts allaient enfin lui permettre de pratiquer ce métier qu’il convoitait. 

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Lorsqu’il a commencé son emploi, Laurent était plus que comblé. Il n’aurait pas pu faire un meilleur choix de carrière. Le soir, lorsqu’il revenait du travail, il était épuisé, mais heureux. Après tout, c’est normal, il apprenait les rouages du travail et la complexité du CISSS.

Durant les premiers mois, il voulait toujours travailler. Il avait soif d’apprentissages et voulait toujours plus de cas à traiter. Le soir, quand il s’endormait, il pensait au travail. Durant ses congés, il pensait au travail. Il acceptait aussi souvent de travailler des heures supplémentaires. Lors de ses soupers et de ses partys, il parlait toujours de son travail avec ses compagnons d’école ou avec sa famille. Sa passion pour son métier était euphorisante. Laurent trouvait dommage d’avoir moins de temps pour faire des activités qu’il aimait, mais il se disait que c’était cette passion du travail qui lui donnait de l’énergie à en revendre. 

Après quelques semaines de travail, il a développé la capacité à traiter beaucoup de dossiers en même temps. La plupart du temps, il trouvait le dénouement de ses cas satisfaisant. Dans quelques rares cas, ses efforts n’aboutissaient pas à cause de la complexité des cas ou du système de santé. Ces quelques ratés n’embrouillaient pas la vision positive que Laurent avait de son métier. Laurent croyait que s’il continuait à créer du positif dans la vie des personnes âgées et de leur famille, il atteindrait ses objectifs de carrière. Parfois, certains clients pouvaient se fâcher contre Laurent, mais il savait très bien c’était quoi, car il aide des gens qui peuvent vivre des situations très difficiles. Il arrivait par moments que Laurent versait quelques larmes en raison de la difficulté de ses interventions, mais il se disait que c’était cette sensibilité qui prouvait son humanité. Il ne voulait pas ressembler à d’autres intervenants en relation d’aide qui paraissaient indifférents ou blasés. 

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Après quelques mois à l’emploi du CISSS, Laurent a vu sa pratique évoluer énormément. D’une part, il était soulagé de remarquer qu’il revenait du travail moins épuisé. C’était parce qu’il était devenu meilleur avec les gens et avec le système de la santé et des services sociaux. Respectant les objectifs imposés par ses supérieurs, Laurent demeurait un bon intervenant. 

Hors du travail, il ne comprenait pas trop pourquoi, mais il sentait qu’il avait moins d’énergie à consacrer pour les autres, et ce, dans plusieurs sphères de sa vie. Par exemple, il montrait de moins en moins d’enthousiasme à l’idée de participer à ses soupers de famille. Au contraire, il préférait parfois s’écraser devant la télévision pour jouer à des jeux vidéo, seul.  

Laurent se trouvait ennuyeux de manquer d’entrain à l’égard des événements sociaux et de manquer certains partys, mais il se disait que cette réclusion était nécessaire à son efficacité au travail. 

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Après quelques années de pratique, Laurent était enfin à l’aise dans son milieu. Il avait acquis beaucoup d’ancienneté et était même devenu une personne auprès de qui ses collègues se tournaient lorsqu’ils avaient des questions par rapport au travail. C’était gratifiant pour lui, mais énergivore. Dans sa vie privée, Laurent avait changé ses activités : de plus en plus, il préférait demeurer seul. Les activités de groupe, qui jadis avaient une forte connotation positive pour lui, étaient devenues beaucoup moins attrayantes. Il croyait que ce changement dans ses préférences était causé par sa nouvelle quotidienneté et la vie d’adulte qui s’installait. 

Lorsque ses amis lui reprochaient d’être encore absent lors de certains événements, Laurent se répétait que ses amis ne pouvaient pas comprendre ce que représentait un travail en relation d’aide. Malgré ce discours rationalisateur, Laurent se sentait seul, mais il se consolait en se disant que c’était une partie de cette solitude qui lui permettait d’avoir de l’énergie pour le travail. 

Un jour, lorsqu’il revenait au travail après une semaine de vacances, Laurent a réalisé qu’il n’avait pas envie de s’y rendre. Il a réalisé qu’il n’éprouvait plus de satisfaction, même lorsqu’il était réellement aidant auprès des clients. En revenant chez lui, il a réalisé qu’il n’avait plus d’énergie pour faire quoi que ce soit. Laurent se sentait abattu et il se disait que peu importe la justification, il demeurait quand même épuisé de côtoyer la souffrance humaine. 

Que s’est-il passé chez Laurent ? 

Tout métier où il y a de la relation d’aide comporte une difficulté unique qui n’est pas présente dans les autres professions. Le fait de côtoyer la souffrance, la détresse ou tout vécu difficile peut être très lourd pour les intervenants. Lorsque plusieurs facteurs sont réunis, un.e intervenant.e peut lui-même devenir une personne qui a besoin d’aide. C’est exactement ce qui s’est produit chez Laurent. Progressivement, il a vu sa qualité d’aidant s’altérer, entre autres à cause d’une surexposition à la souffrance des autres. 

La fatigue de compassion
Chez les aidants, la fatigue de compassion est un état profond de mal-être ou de surcharge émotionnelle causé par une exposition répétée à des vécus douloureux. Ici, un aidant désigne toute personne qui pratique la relation d’aide ou qui est exposée à la souffrance (intervenant, psychothérapeute, infirmière, avocat, bénévole en centre d’écoute, etc.). 

Selon Pascale Brillon, Ph. D., autrice du livre sur les traumatismes vicariants et la fatigue de compassion, Entretenir ma vitalité d’aidant, les meilleurs mots pour décrire la fatigue de compassion sont : lassitude, fatigue, abattement, impuissance et sentiment de surresponsabilisation. Un aidant qui a un haut degré de fatigue de compassion est épuisé d’aider les gens, il veut seulement avoir la paix. Aux degrés les plus intenses, cet épuisement peut même être ravivé au-delà de la nature humaine : voir des plantes mourantes, de la déforestation ou un animal écrasé sur le bord de la route peut contribuer à fatiguer l’intervenant.

Facteurs de risque

Il y a beaucoup de facteurs de risque liés à la fatigue de compassion. Dans le cas de Laurent, ceux-ci remontent à son enfance et se sont perpétrés jusque dans sa pratique professionnelle. Les difficultés qu’il a vécues dans sa jeunesse et tous ses problèmes non réglés de son passé peuvent être réactivés lorsqu’il interagit avec certains clients. Ensuite, dès le début de sa carrière, un danger était le manque d’activités hors de son milieu de travail. L’absence de stratégie de prévention et d’autosoins a été délétère. Plus tard, on peut remarquer qu’il avait tendance à éprouver de la sympathie au lieu de l’empathie à l’égard de certains clients. Enfin, son sentiment de solitude s’est accentué au courant de sa carrière, s’avérant être le clou dans le cercueil de son mal-être. 

Prévention chez l’individu

La prévention et le traitement de la fatigue de compassion se font à de nombreux niveaux. Simplifions en divisant brièvement cette section en trois parties : la prévention, les stratégies d’autosoins et la satisfaction de compassion. La prévention se fait de plusieurs façons. Notamment, il est primordial de connaître la posture d’intervention de l’aidant (sympathie-empathie, contre-transfert). Les stratégies d’autosoins servent à conserver l’énergie de l’intervenant.e. En quelques mots, ces stratégies se font sur plusieurs plans (cognitifs, physiques, personnels, etc.) et servent à cultiver un mode de vie le plus sain possible. Enfin, la satisfaction de compassion est le fait de reconnaître les bienfaits que l’intervenant.e exerce sur son environnement. Parfois, les degrés de fatigue de compassion sont tellement élevés que l’aidant peut devenir aveugle au positif qu’il crée. 

Ces quelques lignes n’expliquent que brièvement ce qu’est la fatigue de compassion et comment elle affecte le vécu du protagoniste. Tout lecteur désirant en savoir davantage sur les facteurs de risque, la posture d’intervention, la prévention, les stratégies d’autosoins et la satisfaction de compassion est invité à consulter le livre Entretenir ma vitalité d’aidant.  

Merci au Dre Pascale Brillon, psychologue et professeure au département de psychologie à l’UQAM et directrice du Laboratoire de recherche Trauma et Résilience qui a accepté de se prêter à une entrevue pour partager ses connaissances et son expertise sur le sujet.


Références 

Brillon, P. (2020) Entretenir ma vitalité d’aidant. Les éditions de l’Homme.

Faillace, Louis A. (2020, 29 octobre). Compassion Satisfaction and Compassion Fatigue: Helpful Tips for Our Frontline Workers. McGovern Medical School, Department of Psychiatry and Behavioral Sciences. https://med.uth.edu/psychiatry/2020/10/29/compassion-satisfaction-and-compassion-fatigue-helpful-tips-for-our-frontline-workers/

Gagnon-Corbeil, J. (2019, 11 mai). La fatigue de compassion chez les intervenants. La Presse. https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2019-05-11/la-fatigue-de-compassion-chez-les-intervenants

Lebel, G.(2015). Traumatisme vicariant ou fatigue de compassion. Méfiez-vous !. Perspective infirmière, 12(2), 32‑34.


Corrigé par Rosalie VilleneuveMélanie Picard et Émilie Pauzé

Révisé par Ariane Chouinard et Florence Grenier

Illustration originale par Mariam Ag Bazet (@marapaname)