Par Josquin Duchaine et Charlene Allaire
Lorsque nous nous sommes laissés la dernière fois, nous avions vu que Gilgamesh, roi narcissique et violent, était parti à la recherche de l’immortalité sur l’île d’Utnapishtim. Pour ce faire, il a traversé les Terres dangereuses et le Déluge. Arrivé à destination, avant de lui offrir l’immortalité, Utnapishtim lui récita le premier mot : celui qui invite à vivre en communauté. Commençons cette deuxième partie par un petit voyage vers le récit du Déluge.
Avant le Déluge, les dieux et les humains cohabitaient en harmonie. Toutefois, à mesure que la population humaine grandissait, les dieux les trouvèrent trop bruyants. Les êtres divins tinrent alors une assemblée afin de trouver une solution à leur problème. Le conseil décida d’annihiler l’espèce humaine en déversant les Eaux sur eux : une sentence définitive, un ultime mot prononcé pour les séparer de la Terre. Le seul dieu qui s’y opposa se nommait Ea. Aussi connu sous le nom d’Enki, il était la divinité de l’eau, de la sagesse et de la civilisation. Il était un dieu médiateur ; il pouvait rassembler les aspects du monde tels que les animaux, les minéraux et toutes autres choses qui permettaient l’habitation harmonieuse. Étant le dieu de l’eau, c’est grâce à lui que la terre et l’argile pouvaient être ramollies et transformées en briques pour ensuite former des murs et des portes, des frontières et des seuils. Il va donc de soi que cette finitude de l’être ensemble ne lui convenait point. Secrètement, il chuchota le premier mot à Utnapishtim (Noé) et lui fournit des instructions sur la construction de l’Arche et ce qui devrait être à bord. Son plan fonctionna, l’humanité fût sauvée et la communication entre le Ciel et la Terre maintenue. Les autres divinités furent soulagées lorsqu’elles réalisèrent l’horreur de leur acte en voyant le Déluge déferler sur la Terre.
Nous pouvons en quelque sorte voir Ea comme la divinité des seuils, sa nature étant de relier, assembler et permettre la connexion. Pour qu’Ea existe, c’est qu’il y a un sous-entendu que cette connexion n’est pas innée à l’existence, mais plutôt qu’il y a un principe sous-traitant la relation à l’autre : l’altérité. Cette dernière s’inscrit dans une dualité, une disparité. Par exemple, nous pouvons comprendre la noirceur comme l’absence de lumière, le vide comme l’absence de matière, la mort comme l’absence de vie. Ces différences interagissent au travers de seuils. Tantôt visibles comme la porte d’une maison, tantôt invisibles comme une parole invitante, ils nous permettent d’entrer en relation avec le monde extérieur puisque c’est lorsque nous reconnaissons la différence d’autrui que nous pouvons réellement communiquer avec celui-ci. Je lui demanderai son nom puisqu’il m’est inconnu, interrogerai ses sentiments puisqu’ils me sont cachés, questionnerai ses envies puisqu’elles sont différentes des miennes. Si Ea permet la cohabitation, c’est qu’il permet les seuils, la différence, l’altérité. Il était donc inévitable que le premier mot soit partagé par lui. Bien que le maintien des relations civiles ne soit pas facile et demande toujours des sacrifices, il ne perdit jamais de vue son importance.
Lorsque Enkidu et Gilgamesh se rencontrent, ni l’un ni l’autre ne connaissent l’hospitalité qui permet de naviguer les seuils. C’est grâce à cette hospitalité que nous ouvrons notre porte à autrui, c’est grâce à elle que nous entrons respectueusement dans la demeure de l’autre. Gilgamesh, qui n’est jamais sorti des frontières protectrices de sa cité, n’a jamais appris les rituels de respect. Étant roi, tout lui était permis et personne n’osait le contrarier. Enkidu, lui, a grandi dans un monde sauvage et a toujours eu à se battre pour survivre. Il pouvait compter sur ceux qui partageaient sa force, mais ces relations ne lui ont jamais appris les cérémonies nécessaires au contact avec l’autre. Pourtant, l’habitation civile et humaine se définit comme un refuge d’un monde dirigé par la force. Elle se base sur le souci de l’autre et l’autorégulation qui permet le respect des frontières. Donc même dans leurs origines opposées, Enkidu et Gilgamesh sont très semblables. Dans leur ignorance des rituels, ils répondent aux règles de commande et de force brute plutôt qu’aux seuils de l’habitation civile. Leur relation ne pouvait donc exister qu’en tant qu’extension l’un de l’autre, de fusion de leurs mondes, puisqu’aucun des deux ne savait comment former et respecter le seuil qui les séparait.
À l’opposé, le premier et le dernier mot s’incarnent dans une dualité où le seuil est respecté et permet l’épanouissement des deux parties dans leur complémentarité. Alors que le premier mot en est un de cohabitation, le dernier mot en est un de finitude. Nous pouvons comprendre ce dernier à travers le Déluge, évènement qui mène à la fin de toute bonne chose. Un déluge détruit les relations et empêche l’aller et le retour entre les parties. Là où les briques construisent une frontière franchissable, le Déluge crée un gouffre béant. Ce mot diluvien en est un de commande qui manipule et dirige, qui coupe et isole, qui vise à la destruction de l’habitation humaine. Nous pourrions même le qualifier de narcissique ; la personne utilisant ce mot souhaite étendre son influence au détriment de la présence de l’autre. C’est ce mot qu’un Gilgamesh encore enchaîné à sa mortalité recherche en affrontant vents et marées : une finitude dans sa relation à ce qui est fondamentalement humain, la mort. Ce à quoi le roi ne s’attendait pas dans sa quête désespérée c’est que le dernier mot soit à la racine de l’existence du premier mot. En effet, pour que l’échange soit possible, pour que les frontières puissent être franchies, la finitude et les limites doivent être reconnues et acceptées. Il faut donc que ce dernier mot, et tout ce qu’il représente, soient reconnus pour que Gilgamesh commence à entendre le premier mot. C’est d’ailleurs après avoir traversé les Eaux du Déluge jusqu’à l’île d’Utnapishtim que l’immortalité ne lui semble plus la solution. Maintenant qu’il a touché à la fin, il comprend que le sens à la vie provient de son caractère fini. La mortalité et la finitude ne disparaîtront donc jamais. Au contraire, c’est lorsqu’elles sont directement confrontées qu’Ea peut commencer son travail et se faufiler vers l’autre dans un mouvement d’ouverture.Finalement, ce récit en est un de retour à la maison, de l’importance de se déraciner pour se retrouver. Auparavant aveuglé par sa soif de violence, Gilgamesh vivait isolé dans une tour d’ivoire où rien ni personne n’avait d’importance. La mort de son seul ami lui ouvrit les yeux sur la finitude humaine et le poussa vers une quête de sens. La réponse trouvée : vivre en communauté. Il revint chez les siens prêt à prendre part à une vie civilisée où tous ont leur place, où la parole de son voisin est écoutée. En contact avec le dernier mot, il comprit l’importance du premier mot et il apprit à vivre en harmonie avec les siens, comme les dieux ont appris à vivre en harmonie avec les humains.
Référence
Jager, Bernd (2001). The birth of poetry and the creation of a human world: An exploration of the epic of gilgamesh. Journal of Phenomenological Psychology 32 (2):131-154.
Corrigé par Florence Ferland, Gabrielle Johnson et Anne-Marie Parenteau
Révisé par Ariane Chouinard et Florence Grenier
Illustration originale par Mariam Ag Bazet (@marapaname)