Aller et retour de Gilgamesh : le seigneur des Mots (1/2)

Par Charlene Allaire et Josquin Duchaine

Ce texte est inspiré del’article “The Birth of Poetry and The Creation of a Human World: An Exploration of the Epic of Gilgamesh” par Bern Jager (2001).

L’épopée de Gilgamesh est l’un des plus vieux poèmes retrouvés à ce jour ; il daterait d’environ 1750 av. J.-C 1. Il relate l’histoire de Gilgamesh, un roi hautement narcissique qui ne connaît que la violence et l’abus. De son enfance jusqu’à l’âge adulte, son seul sens à la vie est la bataille et la gloire. D’ailleurs, Gilgamesh n’a qu’un ami, Enkidu, le seul homme qu’il n’a pu vaincre au combat. Ensemble, ils traversent mille et une aventures jusqu’à la dernière, un peu trop audacieuse, qui coûte la vie d’Enkidu. Alors que Gilgamesh vivait une vie d’intouchable, il devient, par la suite, obsédé avec l’idée de devenir immortel. Ici commence la quête de notre héros : dans l’anxiété de mort et l’évitement. C’est cette envie d’être surhumain qui le conduit vers l’île d’Utnapishtim, un être immortel que les chrétiens d’aujourd’hui appellent Noé. À travers les Terres dangereuses, à travers le Déluge, Gilgamesh fait enfin la rencontre d’Utnapishtim et celui-ci lui fait le récit du premier mot. C’est ce mot qui sauve notre héros et qui lui permet de rentrer à la maison parfaitement humain et mortel, prêt à remplir son rôle de roi, mais cette fois, dans l’amour et l’altérité.

Lorsque Enkidu décède, c’est le début d’une autre vie pour Gilgamesh. Antérieurement, le héros était protégé par son égoïsme exorbitant. Même son amitié avec Enkidu faisait figure de prolongement de lui-même : Gilgamesh l’aimait puisqu’ils étaient de forces égales et qu’Enkidu était aussi affamé de violence et de gloire que lui. Leur relation est donc née dans le miroir qu’Enkidu offrait à Gilgamesh. C’est uniquement lorsqu’il survécut son compagnon que la glace succomba : Enkidu était passé dans le monde des morts, tandis que Gilgamesh était resté dans le monde des vivants. Cela a créé une séparation fondamentale dans la forme de l’un et l’autre, ce qui a forcé Gilgamesh à reconnaître le défunt comme une personne à part entière. Cette mort a aussi permis l’émergence de l’altérité chez Gilgamesh puisqu’elle représentait un seuil entre lui et autrui. Pour la première fois, Gilgamesh est conscient de quelque chose qui est séparé de lui-même et la figure de prolongement disparaît. Cette partie de l’épopée est cruciale puisqu’elle est le fondement de tout ce qui suivra ensuite. Avec cette altérité nouvelle, le discours est maintenant possible et cette poétique de l’être ensemble change le récit du tout au tout. Gilgamesh est dorénavant en dialogue avec son cosmos et prend conscience de sa propre mortalité ce qui ne lui convient pas du tout. Jusqu’à présent, Gilgamesh vivait tel un intouchable : plus fort que tous, il dominait son peuple et ne vivait que pour son propre plaisir. Jamais auparavant n’avait-il pensé aux conséquences de ses actions, encore moins à sa propre mortalité. Ce dialogue ébranle donc sa conception de la vie et il cherchera à retourner à son état de base : il partira à la recherche de l’immortalité.

Ainsi commence son voyage jusqu’aux limites de la Terre et du monde humain, jusqu’aux eaux de la Mort et de la destruction. C’est avec ingéniosité qu’il traverse les épreuves et se rend sur les rivages de l’île de l’immortalité où il fait enfin la rencontre d’Utnapishtim, celui qui a survécu au Déluge. Dès lors, la bataille est finie, l’objectif est atteint : Gilgamesh n’a plus qu’à attendre de commencer sa nouvelle vie en tant qu’être sans fin. Toutefois, Gilgamesh n’est plus certain que l’immortalité est réellement la réponse à son anxiété. Lorsqu’il regarde Utnapishtim, plutôt que de voir la gloire et la victoire, il voit en lui une vie sans mouvement, sans finalité et possiblement sans raison d’être. Il voit en lui le reflet de ce que serait sa vie d’immortel et réalise que cette vie est insatisfaisante. Ceci alimente alors sa flamme intérieure, son envie de participer à l’existence humaine, à être en relation avec la vie et la mort plutôt que de l’éviter. Au coin de sa conscience apparaît une appartenance à la mortalité. Il n’approche donc plus Utnapishtim dans le but de lui demander le secret de l’immortalité, mais pour apprendre de son expérience. C’est à ce moment qu’Utnapishtim lui offre le premier mot au travers du Récit du déluge.

Ce premier mot en est un de poésie et de création 2. C’est un message qui se transmet par le récit et qui laisse place à l’imagination. C’est un mot qui ne peut être clairement défini et ne peut définir clairement quelque chose. Le dire invite celui qui l’entend à entrer en contact avec autrui tout en l’invitant à l’interprétation. Ce mot en est un de dialogue et de relation au sens où il crée un pont entre deux mondes, deux domaines d’habitation, deux individus. Il permet la reconnaissance de l’autre tout en lui laissant la possibilité d’utiliser le mot à son tour. Cela crée donc un aller et retour conversationnel entre les deux réalités individuelles et, ultimement, une fabrication herméneutique à l’intérieur même du dialogue. Il s’inscrit dans une altérité où un ici est relié à un là, un Soi se fait connaître à un Autre, et la Terre se fait connaître aux Cieux. Ce mot n’est ni passif ni indépendant : il s’inscrit dans une phénoménologie herméneutique. Sa forme est différente d’un fait ou d’une annonce scientifique, c’est plutôt un secret destiné uniquement à la compréhension de celui ou celle qui l’entendent, et qui, par la suite, en feront sens.

Ce premier mot inspire Gilgamesh à retourner vers son peuple. Pour la première fois, il contemple l’idée de regagner sa cité avec les mains vides : l’immortalité ne lui semble plus forcément la solution. Utnapishtim propose alors un dernier test à notre héros comme confrontation finale à sa propre mortalité avant que leurs chemins se séparent : il devra rester éveillé six nuits et six jours. Épuisé par le trajet d’aller, Gilgamesh échoue dès le premier jour et dort presque une semaine. Lorsqu’il se réveille, son réflexe est l’incrédulité et la colère : il fait à nouveau face à sa mortalité et ainsi réémerge son anxiété de mort. Pourtant, elle n’est plus vécue par Gilgamesh de la même façon : il ne cherche plus à fuir ni à être intouchable. Cette partie du récit pointe vers une réalité importante du premier mot : le recevoir est devenu possible par son expérience du dernier mot. Lorsque Gilgamesh empruntera le chemin de retour vers sa cité, il aura accepté sa mortalité non comme une frontière destructrice, mais comme une invitation à habiter le monde.

Restez à l’affût, la suite de notre épopée paraîtra dans le journal le 10 avril prochain.


Références

(1) Jager, Bernd (2001). The birth of poetry and the creation of a human world: An exploration of the epic of gilgamesh. Journal of Phenomenological Psychology 32 (2):131-154.

(2) Ibid


Corrigé par Rosalie VilleneuveEmmanuelle Reeves et Anne-Marie Parenteau

Révisé par Ariane Chouinard et Florence Grenier

Illustration originale par Mariam Ag Bazet (@marapaname)