ChatGPT : la quatrième vexation de l’humanité? (1/2)

Par Justine Fortier

La révolution cybernétique, notamment incarnée par l’émergence de ChatGPT, a transformé notre rapport à la technologie en permettant des interactions conversationnelles de plus en plus naturelles entre l’individu et l’intelligence artificielle. En plus de venir troubler les frontières séparant l’être humain de la machine, son avènement pourrait très bien être à la source d’une nouvelle blessure narcissique pour l’humanité 1.

Employé pour la première fois en 1947 par le mathématicien Norbert Wiener, le terme «cybernétique» définit un type de science interdisciplinaire s’intéressant aux différents mécanismes de régulation et de communication présents chez les systèmes complexes. Par l’essor considérable qu’a connu l’intelligence artificielle (IA) au cours des dernières années, on peut dès lors parler d’une véritable révolution cybernétique afin de décrire l’omniprésence qu’occupe aujourd’hui la technologie. Bien qu’il ne nous soit pas encore permis de connaître l’ampleur de son incidence sur notre société, certaines considérations psychologiques de l’IA sur la conscience humaine peuvent déjà s’observer.

  1. Intelligence artificielle et psychanalyse

Dans sa théorie psychanalytique, Sigmund Freud formule l’existence de trois grandes vexations propres à l’humanité, elles-mêmes déterminantes quant à leur manière de redéfinir la position de l’être humain au sein de l’univers. D’une influence considérable sur l’évolution de la pensée humaine, ces bouleversements obligeront l’individu à réévaluer son rapport au monde et à se questionner sur l’importance relative qu’il y occupe. 

Conséquemment, en considérant les plus récents développements propres à l’intelligence artificielle et à la révolution cybernétique, la question se pose à savoir si leurs répercussions sur l’être humain sont assez significatives pour être considérées au même titre que les précédentes humiliations énoncées par Freud. Interrogé à ce sujet, Alexandre L’Archevêque, psychologue et professeur titulaire au département de psychologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), s’avance comme suit : 

Pour bien répondre à cette question, un bref retour sur les trois grandes vexations déjà identifiées par Freud s’impose. Mais d’abord, qu’entendons-nous ici par « vexation »? Plus qu’une blessure à l’orgueil, le terme renvoie à un deuil, à la perte d’une illusion, celle d’avoir un statut particulier dans l’univers, de ne pas être qu’une simple espèce parmi les autres; chaque grande vexation est une « rétrogradation existentielle ». 

En quoi la révolution copernicienne est-elle une « grande vexation »? Pendant une bonne partie de notre histoire, et à travers plusieurs cultures, l’être humain a été placé au centre de l’univers – de la « création divine » –, ce qui suggère qu’il en est également l’être le plus important. Or, avec l’héliocentrisme, cette place centrale est définitivement perdue : c’est la Terre qui tourne autour du soleil et non l’inverse. Déjà là, c’est une grosse débarque! Quant au darwinisme, celui-ci marque un autre bouleversement : selon la thèse de la sélection naturelle, l’être humain n’est pas semblable et inférieur à Dieu; il est semblable et supérieur au singe. Le point de comparaison passe du divin à l’infrahumain, ce qui n’est pas banal du tout et peut modifier notre façon de se regarder dans le miroir le matin! Finalement, pour ce qui est de la psychanalyse, je vais citer Sigmund Freud : « le moi n’est pas maître dans sa propre maison ». En d’autres mots, non seulement l’être humain n’est pas au centre de l’univers, mais il n’est qu’un animal évolué… de surcroît soumis à des forces inconscientes! Quand ça va mal…  

Donc, qu’en est-il de la révolution cybernétique et de l’intelligence artificielle? À mon avis, dans sa forme achevée – c’est-à-dire avec l’avènement de la première machine consciente de sa propre existence –, elle constituera en effet la quatrième et « ultime grande vexation », en ce sens que l’être humain sera alors dépassé par sa propre création. De la croyance en un Dieu tout-puissant, l’humain chemine irrémédiablement vers la réalisation d’un androïde qui le supplante. L’homo sapiens n’est qu’un jalon entre deux divinités : l’une métaphysique, l’autre physique.

Par ailleurs, le professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke Stéphane Bernatchez effectue lui aussi le parallèle entre humiliations freudiennes et révolution cybernétique, plaçant toutefois cette dernière en tant que cinquième vexation2. Dans un article publié dans Le Devoir, le chercheur fait ainsi mention d’une quatrième blessure narcissique proposée par le sociologue Pierre Bourdieu, portant sur les phénomènes d’habitus et de reproduction sociale 3. De nature sociologique, celle-ci insiste sur le rôle de l’environnement et des processus interactionnistes favorisant le maintien de la position sociale d’un individu d’une génération à l’autre 4

En somme, il ne semble pas démesuré de comparer l’avènement de l’intelligence artificielle aux trois vexations freudiennes précédentes. De plus, cette dernière se distingue des autres vexations par le fait qu’elle résulte elle-même de l’ingéniosité de l’esprit humain. À la fois tributaire de son intelligence et preuve de son dépassement, cette humiliation auto-infligée vient donc remettre en question l’unicité de la pensée individuelle en introduisant un système automatisé pourvu de facultés que l’on croyait jusqu’alors exclusives à l’être humain. 

  1. L’Apprentissage par l’IA

Afin d’avoir une meilleure compréhension des implications de l’intelligence artificielle sur l’individu, il est essentiel de concevoir en quoi son fonctionnement peut ressembler ou différer des processus mis en œuvre dans le cerveau humain. 

En psychologie, l’apprentissage désigne tout changement stable observé dans le comportement et qui est attribuable à l’interaction entre le sujet et son environnement 5. En se fiant à une telle définition, il est donc possible de prêter à l’intelligence artificielle la capacité d’apprendre et de comparer sa faculté à traiter l’information avec celle du cerveau humain. 

Notamment, les programmes d’agent conversationnel comme ChatGPT utilisent le traitement du langage naturel (NLP) afin d’analyser et de générer des textes répondant aux demandes des utilisateurs. Dans leur forme la plus achevée, les modèles d’apprentissage en profondeur (deep learning) utilisent des réseaux de neurones artificiels disposés en couches multiples et communiquent au moyen de connexions pondérées 6. Ainsi, chaque neurone reçoit des données d’entrée provenant des neurones de la couche précédente et intègre celles-ci à l’intérieur d’une fonction d’activation, afin d’en produire une donnée de sortie. De plus, le poids relatif des connexions entre les neurones est ajusté au fur et à mesure de l’apprentissage dans le but d’en optimiser le fonctionnement. En somme, ces modèles mathématiques s’inspirent des réseaux de neurones biologiques, afin de permettre la modélisation de relations complexes et de représentations abstraites non linéaires.

De ce fait, plusieurs parallèles peuvent être tracés entre l’apprentissage humain et celui effectué par Deep Learning. Dans les deux cas, la modification du réseau de connexions neuronales est liée à un apprentissage, que celle-ci ait eu lieu en raison de l’expérience ou de l’ajustement arithmétique de la fonction mathématique associée. Par ailleurs, la notion de rétroaction occupe un rôle essentiel dans les deux types d’apprentissage, se trouvant à la base même du conditionnement opérant et des algorithmes d’optimisation. Dans le premier cas, la présentation d’un stimulus renforçateur ou punisseur à la suite d’un comportement est utilisée afin de favoriser ou de décourager sa répétition. Dans le second, la rétroaction permet de mesurer l’écart entre la réponse produite et celle attendue, puis d’ajuster la pondération des connexions en imitant le principe de plasticité synaptique propre aux systèmes biologiques 7

Toutefois, bien que les modèles d’apprentissage en profondeur s’appuient sur le fonctionnement neuronal du cerveau, ceux-ci divergent en plusieurs points. Lorsque questionnée sur les limites propres à l’apprentissage de l’IA, la candidate au doctorat en psychologie et chargée de cours à l’UQAM, Stéphanie Gauthier 8, fournit plusieurs pistes de réponses. Tout d’abord, la capacité d’insight issue de la psychologie cognitive semble être exclusive à l’être vivant. Se définissant par l’apparition soudaine d’une solution à un problème complexe, l’insight nécessite une restructuration cognitive de l’information afin de mener à sa réinterprétation. Ce dernier se différencie de la résolution de problèmes classiques où l’effort mental est délibéré et où la solution est généralement obtenue par le développement d’une démarche structurée. Par conséquent, la conscience est nécessaire à la formulation de solutions «intuitives», puisque celles-ci ne demandent pas seulement de formuler du contenu à partir des données préexistantes, mais bien de créer de nouveaux liens entre les connaissances en mémoire. 

Par ailleurs, les systèmes d’intelligence artificielle s’accompagnent immanquablement de certains biais, que ceux-ci soient de nature statistique, cognitive ou économique. Ainsi, des biais algorithmiques peuvent apparaître lorsque l’échantillonnage de données ayant servi à l’entraînement d’un programme n’est pas représentatif de l’hétérogénéité du contexte dans lequel il sera employé. Par exemple, l’utilisation d’algorithmes d’apprentissage profond a permis le développement d’applications utilisant l’IA afin de détecter le cancer de la peau. Attrayants pour leur capacité à fournir un avis rapide, gratuit et précis, ces algorithmes possèdent cependant leurs limites, s’avérant notamment peu adaptés à la détection de lésions cutanées chez les personnes de couleur (BIPOC). Effectivement, une méta-analyse effectuée par les chercheurs Wen et al. (2021) portant sur les caractéristiques des images de patient.e.s atteint.e.s du cancer de la peau a relevé la très faible proportion de photographies de peau non-blanche, et encore moins de peau foncée, tout comme l’absence dans la plupart des banques de données de renseignements quant à l’origine ethnique des individus 9. Ces photographies étant généralement celles utilisées afin d’entraîner l’IA à reconnaître les différents types de lésions cutanées, l’exactitude de ses conclusions sur les personnes issues de la diversité s’avère nettement amoindrie 10. En somme, bien qu’elle soit elle-même impartiale, l’intelligence artificielle tend à perpétuer les distorsions cognitives propres à l’être humain, tant par les influences que peuvent avoir sur elle la non-représentativité de ses données d’entrée, les biais propres aux individus responsables de sa programmation et leurs incitations économiques. 

La première partie de l’article portait sur les analogies qu’il était possible de tracer entre l’intelligence artificielle et la psychanalyse, ainsi qu’entre les types d’apprentissages réalisés par le cerveau humain et l’IA. La deuxième partie sera consacrée aux implications des logiciels d’agent conversationnel comme ChatGPT sur le plan de la psychothérapie.

Le premier paragraphe de cet article a été rédigé à l’aide de ChatGPT.


Références

(1) OpenAI. (2023). ChatGPT. www.chat.openai.com  

(2) Bernatchez, S. (2023). La cinquième humiliation de l’être humain. Le Devoir

(3) Ibid

(4) Jourdain, A. et Naulien, S. (2011). Héritage et transmission dans la sociologie de Pierre Bourdieu. Idées économiques et sociales, 166, 6-14. https://doi.org/10.3917/idee.166.0006

(5) Vargas, J. S. (2009). Behavioral analysis for effective teaching. Routledge. 

(6) Krajnc, A. (s. d.), Qu’est-ce qu’un réseau de neurones en Deep Learning. Jedha

(7) Bear, M. F., Cooper, L. N., et Ebner, F. F. (1987). A physiological basis for a theory of synapse modification. Science, 237(4810), 42–48. https://doi.org/10.1126/science.3037696

(8) Gauthier, S. (2023). PSY4060 Chapitre 6 : Conditionnement opérant [Présentation PowerPoint]. Université du Québec à Montréal. 

(9) Wen, D., Khan, S., Ji Xiu, A., Ibrahim, H., Smith, L. et Caballero, J. (2021). Characteristics of publicly available skin cancer image datasets: a systematic review. The Lancet. https://doi.org/10.1016/S2589-7500(21)00252-1

(10) Marino, G. (2021) Artificial intelligence can help diagnose skin cancer,  but only on white skin. Massive Science.

Autres sources

Bankovich, S. (2020), Racial Bias in Machine Learning and Artificial Intelligence. Credera.

Britannica, T. Editors of Encyclopaedia (2022). Norbert Wiener. Encyclopedia Britannica. 

Guo, L. N., Lee, M. S., Kassamali, B., Mita, C. et Nambudiri, V. E. (2021) Bias in, bias out: Underreporting and underrepresentation of diverse skin types in machine learning research for skin cancer detection – A scoping review. Journal of the American Academy of Dermatology. https://doi.org/10.1016/j.jaad.2021.06.884

Lashbrook, A. (2018). AI-Driven Dermatology Could Leave Dark-Skinned Patients Behind. The Atlantic. 

Noiry, N. (2021). Des biais de représentativité en intelligence artificielle. Binaire


Corrigé par Rosalie VilleneuveÉmilie Pauzé et Emmanuelle Reeves

Révisé par Ariane Chouinard et Florence Grenier

Illustration originale par Mariam Ag Bazet (@marapaname)