Médecin de l’urgence

Par Vincent Morin

Elle est médecin et polyglotte ; elle parle plusieurs langues. En plus de communiquer avec les francophones et les anglophones, elle réussit aussi à dialoguer avec le langage de la souffrance, de la science, de la joie, du soulagement et de la colère.

Le récit documenté d’une médecine aux approches diverses.

Le rapport à la dimension physique

Son premier patient de la journée a une douleur au ventre. Elle se remémore toutes ses notions sur ce symptôme. Palpant le ventre, elle envoie des stimuli mécaniques aux tissus des organes internes et demeure attentive aux réponses du patient. 

On ne peut pas toujours expliquer nos symptômes physiques, donc on s’attend souvent à ce que le professionnel de la santé les interprète pour nous. Certains individus veulent comprendre les processus physiologiques et biologiques, donc s’attendent à ce que le clinicien leur traduise la symptomatologie en langage compréhensible. D’autres ne s’intéressent pas à leurs sensations corporelles, ils veulent simplement que la douleur disparaisse. 

La médecin comprend bien le langage du corps humain. La majeure partie de sa formation professionnelle misait sur la dimension médicale. Avec son expérience, elle a même été capable d’apprendre à comprendre les multiples dialectes de cette langue : un infarctus massif peut être évident chez quelqu’un, alors qu’il peut être flou chez une autre personne. Certains manifestent très explicitement leur inconfort en criant, tandis que d’autres s’efforcent de demeurer très calmes. Afin de soulager le patient, la médecin a beaucoup d’expérience et adapte rapidement son jargon avec le corps. 

Ce qui est invariable avec ce langage biologique, c’est que la médecin dicte le ton de la conversation. On suit ses directives, car elle est l’autorité dans la communication médicale. 

Le rapport à la dimension psychologique

La médecin communique aussi avec la « santé mentale ». Son deuxième patient s’est fait amener par des policiers, car il a tenté de se suicider avec des médicaments. Après avoir rapidement constaté que les dix comprimés d’acétaminophène qu’il a pris n’étaient ni létaux ni nocifs, elle change rapidement son fusil d’épaule et entre en contact avec le patient en parlant le langage relationnel. 

Ce type de communication est plus délicat parce que, contrairement à l’approche biomédicale, l’intervenante ne connaît pas l’ampleur de l’expérience de la souffrance du patient. Malgré son apparence très calme, elle fait attention aux mots qu’elle utilise afin de créer un bon lien de confiance. La médecin est consciente qu’elle connaît moins les subtilités de ce langage parce qu’il est moins calculable que celui de la souffrance physique. Bien que ses formations n’étaient pas autant avancées pour cette langue, elle l’a apprise très rapidement grâce à l’immersion. Durant ses stages, certaines de ses conversations avec des patients se sont mal déroulées, mais elle était consciente que l’apprentissage d’un nouveau vocabulaire comprend des moments embarrassants et que certains échanges n’aboutissent pas au but désiré. Dans tous les cas, il a fallu que la médecin s’expose, ose s’immerger dans la réalité des autres.

De fait, les langues issues des sciences humaines s’expriment différemment selon une panoplie de paramètres. Par exemple, le vécu de tous est différent, donc chaque interaction entre l’aidant et l’aidé est unique.

L’approche sous-jacente du malade

Son dernier patient de la journée est une personne immigrante allophone. En plus de la barrière linguistique, il y a un grand choc culturel entre la médecin et le patient. Celui-ci semble se plaindre de douleur, mais l’évaluation est difficile à faire. Ainsi, la médecin ne peut pas recourir à ses lexiques coutumiers.

Elle peut quand même utiliser le phonème de tout dialogue aidant-aidé : la rencontre humaine. La médecin est consciente qu’elle connaît mal le monde du patient et que les différences culturelles accentuent la difficulté à communiquer. C’est avec patience, prudence et considération qu’elle établit un lien avec cet humain souffrant.

Polyvalence

Ces trois interventions sont la preuve que notre médecin exerce cette vocation depuis longtemps et qu’elle est bonne. Ce qui la rend d’autant plus compétente, c’est sa polyvalence et sa capacité à s’adapter aux différents langages. Elle connaît tellement bien les différents dialectes qu’elle réussit à s’ajuster rapidement aux demandes de sa clientèle. Parfois, ses patients se présentent à l’urgence pour plusieurs problématiques en même temps. Un homme qui a été victime d’un accident de la route s’attend à ce que ses manifestations physiques soient examinées, mais la médecin sait que le traumatisme psychique peut se manifester d’une seconde à l’autre. Une intervention qui semble si médicale peut toujours devenir multidisciplinaire. Cela met encore plus en valeur la polyvalence et la flexibilité de l’intervenante. 

Dictionnaire de traduction 

La médecin a aussi un dictionnaire interne de traduction. Elle est capable de comprendre et d’interpréter toutes les langues qui s’expriment en même temps dans sa tête. Ce dictionnaire qui agit à titre de chef d’orchestre permet de moduler l’attention et de gérer les problèmes internes de grammaire et les difficultés de traduction. Par exemple, elle s’adapte au patient qui vient de commettre une tentative de suicide ; elle parle son idiome.

En parallèle, elle fait la traduction de cette conversation vers d’autres langues, selon le besoin. Elle demeure attentive et ouverte à l’expérience de la souffrance psychologique, mais elle établit son plan de match pour aider cette personne. Désamorçage psychologique, prescription d’anxiolytiques, références vers d’autres services, prises de sang ; toutes ces actions passent à travers le goulot que représente le dictionnaire de traduction pour former le discours professionnel de la médecin. 

Le dictionnaire est non seulement bon pour traduire l’état du patient, mais aussi pour prendre en considération son propre état. Elle sait que ses états sont importants à analyser, car ils lui permettent de conserver une bonne santé mentale et l’aptitude à comprendre le vocabulaire des autres. 

Ce que Jager disait

Dans Psychology as an Art and as a Science : A reflection on the Myth of Prometheus, écrit par Bernd Jager (2013), le géologue est capable d’étudier objectivement les phénomènes naturels qui forment le cosmos, mais il est aussi capable d’entrer en relation avec l’aspect humain des éléments rencontrés. Voici un extrait d’une version traduite : 

« Seule la pathologie grave pourrait nous limiter à une seule perspective et nous isoler dans un monde fermé sans accès à un autre. Nous pourrions aller jusqu’à affirmer qu’une personne est équilibrée et en bonne santé dans la seule mesure où elle parvient à rassembler fructueusement le ciel et la terre, les mortels et les immortels, la nuit et le jour, le travail et le jeu, l’homme et la femme, l’enfant et l’adulte. »

Pour reprendre l’analogie de cet article, le géologue est capable de changer son langage interne pour s’adapter à la situation. C’est cette flexibilité qui fait en sorte que le géologue est une « personne équilibrée et en bonne santé ».

Retour à la médecin et aux intervenants

La médecin sait qu’elle ne doit pas uniquement pratiquer les soins selon une exigence unique. Tout comme le géologue, elle est consciente qu’elle doit être ouverte à aborder le monde selon plusieurs points de vue. Parfois, cela requiert l’apprentissage de langues nouvelles. 

Tout intervenant en relation d’aide doit maîtriser ce plurilinguisme. Ce sont la flexibilité et la capacité de traduction qui font en sorte que l’intervenant est bon pour voyager dans le vécu des patients.


Références

American Psychiatric Association. (2022). Diagnostic and statistical manual of mental disorders (5th ed., text rev.). https://doi.org/10.1176/appi.books.9780890425787

Jager, B. (2014). La psychologie en tant qu’art et en tant que science; Une réflexion sur le mythe de Prométhée. (traduit par Gosselin, T.)

Jager, B. (1998). Human subjectivity and the law of the threshold : Phenomenological and Humanistic Perspectives. In R. Valle (Ed.), Phenomenological inquiry in psychology. New York : Plenum Press.

Jager, B. (2013). Psychology as an Art and as a Science: A Reflection on the Myth of Prometheus, in: The Humanistic Psychologist, Volume 41, Issue 3, 2013 p. 261-284.


Corrigé par Mélanie PicardFlorence Ferland et Gabrielle Johnson

Révisé par Ariane Chouinard et Florence Grenier

Illustration originale par Mariam Ag Bazet (@marapaname)