L’anorexie mentale : à la croisée entre sociologie et psychologie

Par Justine Fortier


Noter que ce texte porte sur les troubles alimentaires et que son contenu peut être à caractère sensible. Des ressources d’assistance sont listées à la fin de cet article si vous ou une personne de votre entourage avez besoin de soutien.


Au sein de la population étudiante, la détresse psychologique occasionnée par la pandémie de COVID-19 s’est manifestée par une augmentation significative dans la prévalence des troubles de la conduite alimentaire (TCA) (Dechelotte, 2022). Communément analysé à titre de processus individuel et intime, le développement des TCA s’inscrit également à l’intérieur de sphères sociales déterminées modulant l’évolution de la pathologie. En nous penchant plus particulièrement sur l’un d’eux, l’anorexie mentale, nous verrons comment, une fois le trouble installé, ses implications tant sociales qu’individuelles interagissent de manière à favoriser son renforcement.

L’anorexie mentale est un trouble des conduites alimentaires que le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5) définit par trois critères : 

  1. Restriction alimentaire conduisant l’individu à être en déficit pondéral
  2. Peur intense de prendre du poids liée à des comportements concordants 
  3. Influence démesurée de la forme corporelle et du poids sur l’estime de soi (APA, 2022)

Il est tout d’abord possible d’étudier l’anorexie en se référant à la sociologie de la déviance telle que formulée par Howard Becker. Définie en tant que processus, la déviance porte sur l’intégralité des comportements non conformes aux normes sociétales et représente « […] une propriété non pas du comportement lui-même, mais de l’interaction entre la personne qui commet l’acte et celles qui réagissent à l’acte » (Becker, 1985). Ainsi, l’engagement prolongé de l’individu dans cette activité marginale résulte en son identification au groupe de déviance et vient solidifier l’aspect identitaire que revêt alors la conduite typifiée. La vision de Becker vise à suspendre tout jugement sur ce qui est considéré « normal » ou « pathologique » et s’intéresse plutôt aux processus interactionnistes menant à l’étiquetage d’un comportement comme déviant.

Subséquemment, l’ouvrage Devenir anorexique de Muriel Darmon adopte une approche sociologique analogue afin d’étudier l’anorexie. Modélisée sous forme de carrière, celle-ci est alors considérée à titre de travail de transformation de soi qui se décline en quatre phases : « […] l’engagement dans une “prise en main”, le maintien de l’engagement, le maintien de l’engagement malgré les alertes et la surveillance, et la phase finale de “prise en charge” hospitalière» (Darmon, 2008). L’utilisation du mot « carrière » réfère ici à un ensemble de conduites et d’activités coordonné permettant l’émergence d’un parcours spécifique. 

De plus, l’autrice souligne l’une des particularités de la pathologie, à savoir que son engagement dans la déviance ne s’y inscrit que rétrospectivement, soit au cours de la troisième phase. En effet, ce n’est pas la nature des comportements en soi qui est jugée anormale, mais bien la continuation de ceux-ci passée un stade où il ne sera plus socialement acceptable de les maintenir. Ainsi, de par « […] [l’] évidence stigmatique [que] peut être celle de certaines pratiques, mais aussi celle du corps et de sa maigreur » (Darmon, 2008), les conduites alimentaires jusque-là acceptées, voire valorisées par l’entourage, seront alors réprouvées. Cette étape marque la rupture définitive de la conformité de l’individu à son milieu social et, par le fait même, confirme son adhésion au sein du groupe déviant. De ce fait, l’effectivité du travail de privation vient accroître l’aspect égosyntonique que revêt la maladie, ancrant progressivement celle-ci au sein de l’identité et encourageant la radicalisation du comportement. Afin de maintenir sa progression, l’individu est amené à faire usage de stratégies toujours plus drastiques, car elles seules lui permettent de continuer à maigrir et à éprouver un bref sentiment d’accomplissement (Couture, 2010).  

Par ailleurs, les études menées en psychologie ont démontré que le type d’attachement insécure est surreprésenté chez les personnes portant un diagnostic d’anorexie mentale (Barone et Guiducci, 2009). L’apprentissage de la régulation émotionnelle étant intimement lié aux relations d’attachement à l’enfance (Stern, 1985), une insécurité au niveau de celles-ci se transposera dans les stratégies de régulation employées à l’âge adulte. Ainsi, certaines difficultés affectives tant au niveau de la reconnaissance, de l’expression et de l’acceptation des émotions ont été rapportées chez les patient.e.s anorexiques (Harrison et al., 2009), qui tendent à privilégier l’évitement afin de se détacher de leur propre expérience affective (Doba et Nandrino, 2008). Dès lors, le trouble alimentaire peut être envisagé comme une tentative mal adaptée de régulation émotionnelle menant à un clivage émotif (Houle et Steiger, 1991). En adoptant une attitude défensive visant à inhiber les affects négatifs, les individus sont alors en mesure de réduire temporairement leur détresse psychologique (Silverstone, 1992). Les symptômes de la maladie permettent ainsi à la personne d’exercer un contrôle sur son environnement en réinvestissant la tension générée par ses émotions inexprimées dans la restriction alimentaire (Chabert, 1999). Doublement valorisant, le travail anorexique permet donc à l’individu d’exprimer la réussite de son contrôle par son amaigrissement et de préserver son énergie psychique en se maintenant dans un état de torpeur (Doba et Nandrino, 2008). 

En entreprenant la recension des conditions propres au développement de la carrière anorexique, la sociologue Muriel Darmon est parvenue à la situer dans son espace distinctif. C’est tout d’abord la notion de transformation de soi comme travail socialement orienté qui rend compte de la volonté de réappropriation de la catégorisation du corps et du destin individuel. Il est possible de voir en l’anorexie une tentative de réécriture identitaire visant à produire un soi jugé idéal (Merand, 2019). La personne est ainsi amenée à traiter ses dispositions corporelles, scolaires et culturelles à titre de paramètres malléables, puis à construire à partir de celles-ci une représentation contrôlée d’elle-même (Darmon, 2008). Par conséquent, les actions de la personne sont réorientées vers un état idéal cohérent rendant possible son élévation sociale. En effet, les comportements alimentaires s’inscrivent dans un système hiérarchique où l’ascétisme du régime de vie renvoie à la domination des classes supérieures (Darmon, 2008). L’élitisme de l’éthos anorexique apparaît également dans la scolarité, dont l’aspect compétitif permet à l’individu de prouver sa valeur dans un contexte standardisé. En somme, l’environnement dynamique structurant l’évolution de la carrière anorexique illustre la duplicité de la déviance par la conformité. 

Conséquemment, en se penchant sur le désir d’ascension sociale que présuppose le développement de la carrière, on pourrait s’attendre à ce que ce soit chez les individus des classes populaires que se manifeste cette pathologie. Or, il a été prouvé que ce diagnostic concerne principalement les classes moyennes et supérieures (Legleye et al., 2017), donnant ainsi lieu à un certain paradoxe. En prenant compte de l’aspect psychologique de l’anorexie, où est souligné le manque d’estime de soi des individus (Silverstone, 1992), on pourrait alors supposer qu’avant d’être une tentative de propulsion sociale, il s’agirait initialement d’une attitude défensive visant à attester de la légitimité de son appartenance à la classe supérieure. En l’occurrence, la carrière prendrait origine dans le but de combler un manque plutôt que dans celui d’élever son statut, tandis que la restriction alimentaire se traduirait comme un renoncement à ses privilèges. En reniant ses attributions sociales, il serait alors possible pour l’individu de prouver sa valeur et son droit d’affiliation aux classes supérieures en dépit de son statut de naissance en plus de démontrer son exceptionnalité sociale comme légitimement acquise. 

Toutefois, cette production de soi s’avère être un échec, puisque son atteinte implique nécessairement l’étiquetage de l’individu comme anorexique et l’empêche donc d’avoir le plein contrôle sur son image sociale. Ainsi, en plus de demeurer asservi au regard sociétal, le vrai soi ne peut émerger puisqu’il est alors dissimulé sous le travail d’autoproduction que requiert l’anorexie (Merand, 2019). Pour finir, malgré la maîtrise exercée par l’individu sur son corps, sa représentation de lui-même ne peut être pleinement satisfaisante, car elle repose sur un objet qui lui est externe (Goldstein et al., 1990).

Ressources

Que vous souhaitiez vous informer davantage, supporter un proche ou obtenir du soutien, plusieurs ressources spécialisées dans le traitement des troubles alimentaires sont disponibles. En cette semaine nationale de la sensibilisation aux TCA, nous vous souhaitons de ne pas rester seul.e avec vos enjeux alimentaires.

ANEB Québec – Anorexie et boulimie Québec :

Lignes d’écoute : 1 800 630-0907 et 514 630-0907

Clinique des troubles alimentaires BACA – Montréal :

Numéro: 514 544-2323

Programme des troubles de l’alimentation de l’Institut Douglas :

Numéro: (514) 761-6131 poste 2895

National Eating Disorder National Center NEDIC


Références

American Psychiatric Association. (2022). Diagnostic and statistical manual of mental disorders (5th ed., text rev.). https://doi.org/10.1176/appi.books.9780890425787

Barone, L., Guiducci, V. (2009). Mental representations of attachment in eating disorders: A pilot study using the adult attachment interview. Attachment & Human Development, 4, 405-417. 

Becker, Howard S. (1985). Outsiders: Études de sociologie de la déviance. Éditions Métailié. https://doi.org/10.3917/meta.becke.1985.01

Chabert, C. (1999). Les voies intérieures. Revue française de psychanalyse, 63, 1445-1488. 

Colmsee, I., Hank, P., Zeitschrift M. (2021). Low Self-Esteem as a Risk Factor for Eating Disorders. Hogrefe Publishing, 229:1, 48-69.

Darmon, M. (2008). Devenir anorexique. Éditions La Découverte. 

Dechelotte, P., Ladner, J., Tavolacci, M. P. (2022). Forte augmentation de la prévalence des troubles du comportement alimentaire chez les étudiants pendant la pandémie COVID-19. Nutrition Clinique et Métabolisme, 36(1), S28-S29. https://doi.org/10.1016/j.nupar.2021.12.053

Doba, K., Nandrino, J. (2008). Dérèglements émotionnels dans l’anorexie mentale : perspective interactionniste. Bulletin de psychologie, 494, 145-157. https://doi.org/10.3917/bupsy.494.0145

Goldstein, C., Mongrain, M., Steiger, H., Van der Feen, J. (1990). Description of eating disordered, psychiatric, and normal women along cognitive and psychodynamic dimensions. International Journal of Eating Disorders, 2, 129-140.

Harrison, A., Sullivan, S., Tchanturia, K., Treasure, J. (2009). Emotion recognition and regulation in anorexia nervosa. Clinical psychology & psychotherapy, 16(4), 348–356. https://doi.org/10.1002/cpp.628

Houle, L., Steiger, H. (1991), Defense styles and object-relations disturbances among university women displaying varying degrees of “symptomatic” eating. International Journal of Eating Disorders, 10, 145-153. https://doi.org/10.1002/1098-108X(199103)10:2<145::AID-EAT2260100203>3.0.CO;2-D

Legleye, S., Pan Ké Shon, J., Scodellaro, C. (2017). Troubles dans les rapports sociaux : le cas de l’anorexie et de la boulimie. Revue française de sociologie, 58, 7-40. https://doi.org/10.3917/rfs.581.0007

Merand, M. (2019). L’anorexie mentale comme production aliénée de soi-même. Implications philosophiques.

Silverstone, P. H. (1992). Is chronic self-esteem the cause of eating disorders? Elsevier, 39(4), 311-315. https://doi.org/10.1016/0306-9877(92)90054-G


Stern, D. (1985) The Interpersonal World of the Infant. Basic Books.


Corrigé par Florence Ferland, Emmanuelle Reeves et Anne-Marie Parenteau

Révisé par Ariane Chouinard et Florence Grenier

Illustration par Mariam Ag Bazet (@marapaname)