Par Josquin Duchaine
La recherche trace de nombreux parallèles avec le fait de voyager vers de nouveaux horizons. Ce n’est pas un hasard, puisqu’à l’origine, théoriser était synonyme de voyager. La théorisation était un voyage généralement religieux, un mouvement de va-et-vient, un dialogue entre l’habituel et le sacré. Le terme théorie, né de la pratique du voyage dans la Grèce antique, s’est transformé avec le passage du temps et a perdu une composante qui lui était vitale : le retour.
« […] un voyage coupé de ses sources dégénère en départ éternel »
Bernd Jager
Le sens original du theoros, terme qui a donné naissance au mot théorie, est de participer à un événement religieux, par exemple aller consulter l’oracle de Delphes, et de revenir avec les connaissances acquises pour les transmettre à sa cité en racontant le voyage. Les théoriciens, surnommés aner-theoros, doivent posséder une grande capacité à supporter la différence et parfois même l’isolement. Le mouvement de voyage est un mouvement de différenciation face à son environnement, une séparation avec le quotidien et ce qui nous est familier. Le théoricien, qu’il soit le voyageur de la Grèce antique ou le chercheur de laboratoire, est un individu persistant. La recherche de la connaissance est un processus de progression constant et demandant, heureusement supporté par un ensemble parcimonieux d’outils et de persévérance. Après avoir atteint la cité étrangère et avoir assisté aux festivités locales, il quitte cette fois sa localisation actuelle pour revenir à sa cité d’origine. C’est à ce moment du voyage que la conception moderne diverge de celle de l’Antiquité. Le voyage au sens originel se complète dans une interprétation de l’expérience pour la communiquer à la population de sa cité. Le theoros n’a pas de sens ou de but si ce n’est de pouvoir ensuite raconter son expérience. Son voyage n’existe que dans le contexte de sa communauté. Pour comprendre cette disparition dudit retour, nous devons nous rendre en territoire socratique.
Socrate est un des pères de la philosophie classique. Il a donné forme aux mouvements de recherche et de science moderne en transformant la façon de vivre le voyage théorique. C’était un penseur qui s’intéressait à la jeunesse. Pour lui, le voyage était surtout vu comme un départ, un abandon de l’enfance dans la transition vers l’âge adulte. Dans ce type de voyage, qui s’apparente plutôt à l’exil, aucun retour n’est possible. On ne peut effectivement pas inverser le développement humain, ou encore revenir dans le temps. Il y eut donc un aplatissement du theoros, étant passé d’une pratique circulaire, d’un dialogue entre l’origine et la destination, à une pratique linéaire et unidirectionnelle. Cette nouvelle réalité implique non seulement que le retour en arrière est maintenant impossible, mais qu’il est en plus nécessaire de constamment se déplacer vers une nouvelle destination. Pour mieux comprendre, utilisons l’allégorie de la caverne. Dans l’allégorie, un voyageur passif et prisonnier de sa réalité se fait libérer et montrer le chemin vers la surface et la lumière du soleil. Parmi la multiplicité des analyses possibles de l’allégorie, j’attire votre attention sur le thème du passage d’une prison à une autre. Quitter ses chaînes et trouver la surface l’empêche de retourner en arrière et l’oblige à vivre dans ce nouvel environnement. Il ne pourrait expliquer à ses proches ce qu’il a vécu tellement la différence d’expérience est grande. Il risquerait le rejet de ses pairs ou encore l’exil. Dans une telle conception du développement des connaissances, le seul moment permettant un dialogue entre les origines et la destination, donc le développement lui-même, l’interprétation, est sur la route menant à la surface. Un théoricien voyant sa pratique de cette manière est poussé à s’éloigner vers un lieu toujours plus distant s’il souhaite continuer son existence de théoricien. Il ne se permet jamais de revenir à ses origines, à la population qu’il a quitté au début de son premier voyage. Un chercheur s’enfermant dans sa tour d’ivoire, se coupant du monde externe à son laboratoire, reflète ce refus du retour. Raconter son voyage devient une tâche trop grande pour le chercheur isolé. Trop de connaissances préalables doivent être transmises pour pouvoir comprendre ce que le chercheur veut dire. Il est plus facile pour lui de rester de son côté, avec sa communauté scientifique, les « voyageurs », et de continuer à voyager.
Heureusement, tout ne va pas si mal. Nous voyons renaître au Québec des mouvements prenant en compte ce retour vers la communauté. Vous aurez sans doute deviné un lien à la psychologie communautaire. Ce domaine cherche à comprendre les mécanismes spécifiques au voyage théorique et comment quelqu’un peut pratiquer ce voyage pour une communauté précise tout en respectant leurs intérêts, plutôt que dans une quête de connaissance individuelle. Ce retour permet une construction herméneutique des connaissances, développées selon les spécificités culturelles et locales de la population cible, ainsi qu’un respect de la vision du monde des communautés visées.
Je finis cet article en vous encourageant à aller lire le texte de Bernd Jager : Théoriser, voyager, habiter, que vous pourrez retrouver au CARPH à l’UQÀM une fois que je l’aurai retourné. C’est un 30 pages qui sont plus passionnantes les unes que les autres et qui font le tour du sujet d’une manière incroyablement plus complète que je ne pourrai le faire ici. S’il n’y avait qu’une seule chose à retenir de cet article et du texte de Jager portant sur le sujet, c’est qu’ « […] un voyage coupé de ses sources dégénère en départ éternel ».
Références
Jager, B., (2022). Œuvres – Tome 1 : Vers une poétique de l’existence (p.119-165). Connaissances et Savoirs.
Corrigé par Anne-Marie Parenteau, Florence Ferland et Gabrielle Johnson
Révisé par Ariane Chouinard et Florence Grenier
Illustration originale de Mariam Ag Bazet (@marapaname)