Coups de cœur parmi les nouveautés littéraires québécoises

Par Thomas Tisserand 

Le texte est le produit d’une nécessité que la lecture motive arbitrairement ou interprète librement.

Gustave Flaubert

Si la littérature du Québec a longtemps peiné à s’affranchir du joug français, je crois qu’aujourd’hui, il ne fait nul doute qu’elle constitue bel et bien un tout indépendant, quoique certes hétéroclite. En effet, tant nos auteurs et autrices que nos maisons d’édition sont maintenant reconnues et primées à l’international; la scène littéraire québécoise se démocratise de plus en plus, permettant aux voix historiquement mises en sourdine d’enfin être entendues. Je souhaite ici vous faire part, cher lectorat, de trois romans québécois qui – par leur dimension psychologique – en intéresseront certainement plusieurs parmi vous. 

J’ai montré toutes mes pattes blanches je n’en ai plus de Sylvie Laliberté 

Percutant et profond. De prime abord, je conseillerais aux intéressé.e.s de le lire d’un trait afin de mieux s’immerger dans l’univers clair-obscur de l’autrice. Si le ton est d’une candeur attendrissante, il forme toutefois, avec les thèmes du récit, un brillant oxymore. Laliberté y aborde le deuil, l’enfance, la maladie mentale et son impact fulgurant sur la famille. On y trouve également certaines questions métaphysiques portant sur la mort, la normalité et son contraire ainsi que sur l’existence en tant que telle. Quant au style, il est brut, franc et direct, se limitant souvent à l’essentiel. Néanmoins, quelques perles laissent transparaître le génie poétique de l’autrice tout en détonnant joliment parmi les phrases minimalistes du texte.  

« Et c’est ce que t’auras fait jusqu’à la fin, mise en abyme exquise ou élégant paradoxe : offrir ce qu’on a pas à celui qui ne nous l’a pas offert. »

P. 196 

Ce récit autobiographique consiste en un monologue qu’elle adresse à son frère récemment décédé. Elle y dépeint leur enfance dans l’environnement délétère qu’aura été pour eux le nid familial composé d’un père psychotique, d’une mère désemparée et de deux enfantômes qui tentent de vivre tant bien que mal, tout simplement. Outre la maladie mentale du paternel ayant monopolisé l’espace familial toute son enfance, l’autrice y relate l’hypocrisie des banlieues et de la classe moyenne, la condition humaine et l’amour que désire ardemment tout enfant, mais qui trop souvent ne rayonne que par son absence. Au demeurant, il s’agit d’un roman énormément touchant, profondément sincère et superbement poétique que je recommande à quiconque s’intéresse au psychisme. 

Ténèbre de Paul Kawczak 

Il s’agit du premier roman de Paul Kawczak et c’est un véritable coup d’éclat. Autant savant que poétique, ce récit brillamment ficelé raconte les histoires enchevêtrées de trois hommes qui, pour différentes raisons, mirent le cap en direction du Congo belge, où leurs chemins se croiseront au crépuscule d’un XIXe siècle sanglant. Ces hommes sont Pierre Claes, géomètre belge traversant une crise existentielle, Xi Xiao, tatoueur-bourreau chinois autour duquel flotte une aura érotico-mystique et Vanderdorpe, directeur de bâtiments d’exploitation vivant sa peine d’amour pour une poétesse en éclosion demeurée en France. S’il m’a autant plu, c’est parce que ce récit s’interprète à de multiples niveaux. En premier lieu, Kawczak s’inspire fortement du roman d’aventures français en en renversant toutefois le dessein initial de faire de la propagande colonialiste et en y représentant plutôt les atrocités commises par le régime colonial. En second lieu, ce roman est profondément teinté par la conceptualisation de l’érotisme de Bataille, plus précisément par certains passages portant sur les liens entre sacrifice, mutilation et sexualité dans son célèbre ouvrage L’érotisme. Il est intéressant aussi de souligner le champ lexical de la mutilation qui, tout au long du roman, prend différentes significations: le géomètre découpant le territoire africain, le bourreau chinois mutilant les corps lors des rites sacrificiels et les colons belges massacrant les autochtones au nom du « Dieu Dollar ». Finalement, on y suit aussi l’évolution psychique des différents personnages qui, à leur manière, se laissent aller à leurs angoisses et réalisent, dans la réalité ou symboliquement, leurs fantasmes les plus archaïques.  

Les lois du jour et de la nuit d’Emmanuelle Caron 

Il s’agit d’un roman difficile à ranger dans un genre particulier ; il est à la fois au seuil du fantastique, de l’épouvante, du conte et du roman d’aventures. On y retrouve d’ailleurs plusieurs clins d’œil aux nouvelles de Lovecraft et au Parfum de Süskind notamment. Le style est imagé, métaphorique, très puissant. Le vocabulaire employé est fort et évocateur; il réussit à nous immerger dans l’atmosphère lugubre et inquiétante du récit. Le dénouement, quoique inattendu, nous laisse toutefois maintes questions qui demeurent sans réponse. Dans ce roman, Emmanuelle Caron nous raconte l’histoire d’une jeune mère désemparée à la suite du départ de son mari pour la guerre. Afin de combattre la triste solitude qui depuis l’habite, elle décide de retourner au domicile familial. Là-bas, au fond des bois, sa mère, une parfumeuse-sorcière, et son frère, un Tanguy-fauve, y vivent depuis toujours une relation fusionnelle frôlant l’inceste. Sans en dévoiler davantage, plusieurs intrigues traversent les pages et nous poussent tout un chacun à nous identifier à la protagoniste et ainsi à ressentir viscéralement toutes les angoisses qui la tourmentent. Le développement en profondeur des personnages captivera assurément celles et ceux qui se passionnent de psychologie. 

Œuvres mentionnées : 

Bataille, G. (1957). L’érotisme. Éditions de Minuit. 

Caron, E. (2020). Les lois du jours et de la nuit. Héliotrope. 

Kawczak, P. (2020). Ténèbre. Éditions La Peuplade. 

Laliberté, S. (2021). J’ai montré toutes mes pattes blanches je n’en ai plus. Éditions Somme Toute. 

Autres recommandations  de nouveautés : 

Frain, I. (2020). Un crime sans importance. Seuil. 

Groffier, E. (2020). Dire l’autre : appropriation culturelle, voix autochtones et liberté d’expression. Leméac. 

Khadra, Y. (2020). Le Sel de tous les oublis. Julliard. 

Madelin, P. (2021). Faut-il en finir avec la civilisation ? Primitivisme et effondrement. Écosociété. 

Correction: Fannie LocatThomas Girard-PelletierSandra Lachance 

Révision Nessa Ghassemi-Bakhtiari 

Photo par @mihai14