Opération Mind Control : L’historique du consentement en recherche

Par Shawn Manuel

Je jure solennellement que mes intentions sont mauvaises

Pourrait-on synthétiser un réel Veritaserum ? Est-il possible d’accéder à la «boîte noire» de l’esprit pour reprogrammer les comportements humains ? Où sont les limites de la recherche et quel prix sommes-nous prêt-e-s à payer pour trouver des réponses ? 

Toutes ces questions pointent vers une histoire tissée dans l’ombre, fuyant à la fois les regards professionnels, l’attention du public et surtout, la loi. Pour y répondre, il faudra démystifier les curieuses relations entre l’Université McGill, le LSD, la CIA et la Seconde Guerre mondiale. Chapeauté par le principe universel du consentement libre et éclairé, le présent essai entreprend une exploration de l’enracinement des règles de conduite strictes en termes d’expérimentation avec des sujets humains. Puis, en prenant un détour par le centre-ville de Montréal, nous verrons comment et pourquoi un psychiatre de renommée internationale a enfreint son serment d’Hippocrate « au nom de la science ». 

La règle d’or en recherche 

Commençons par la fin — c’est-à-dire la fin de la Seconde Guerre mondiale. Avec un taux de mortalité dépassant les 70  millions, ces six  longues années de guerre remportent le titre faramineux du conflit le plus mortel de l’histoire (Nash, 1976). Peu de temps après leur victoire, les Alliés entament une série de tribunaux militaires qui marquent un point tournant en termes de loi internationale. La ville allemande éponyme du procès de Nuremberg reçoit 24 des principaux responsables du Troisième Reich pour déterminer les conséquences de leur implication dans l’Holocauste. Parmi les nombreux aboutissements de ce procès historique, on retrouve l’élaboration du code de Nuremberg, dénombrant 10  conditions que doivent remplir les expérimentations sur l’être humain. À la tête de cette liste se lit la suivante :  

Le consentement volontaire du sujet humain est absolument essentiel. 

(Arniel, 1947)

La nécessité d’un code 

Les bases de la notion de « consentement libre et éclairé » sont solidement établies en Allemagne au début du 20e siècle (Vollman, 1996). Ce pays figure parmi les sommités mondiales en termes de régulations sur les expérimentations faites sur les humains grâce à la publication de deux guides déontologiques, parus en 1900 et en 1931. Or, ces exploits n’ont pas pu empêcher la mise sur pied et l’exécution des nombreux projets d’Aribert Dr Tod (« Docteur de la Mort ») Heim et Josef Todesengel (« Ange de la Mort ») Mengele, deux des médecins nazis les plus infâmes. À la suite des événements de la Seconde Guerre mondiale, il devient alors impératif de créer des normes internationales juridiquement contraignantes.  

« Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais » 

Avec la publication du code de Nuremberg, on pourrait penser que la fin de la guerre annonce par le fait même la fin des expérimentations atroces de médecins nazis, mais ce n’est malheureusement pas le cas. En effet, plusieurs de ces hommes continuent leurs travaux sous le regard d’un nouveau bailleur de fonds : le gouvernement des États-Unis. Le Dr Kurt Plötner est d’ailleurs recruté pour reprendre ses recherches sur le développement d’un « sérum de vérité ». Cet intérêt de la part des Américains s’accroît en réponse aux rumeurs entourant la manipulation mentale de prisonnier-re-s de guerre dans les pays communistes (URSS, Chine et Corée du Nord) (U.S. Government Printing Office, 1995). C’est alors que naît le projet de la CIA : MKUltra, destiné à mettre au point des médicaments et des procédures d’interrogatoire et de torture psychologique. La portée de leur ambition s’étend à plus de 80  institutions, comprenant des universités, des hôpitaux, des prisons et des compagnies pharmaceutiques. L’un de ces laboratoires clandestins est fondé à Montréal. 

Figure 1 – « Ravenscrag ». Wm. Notman & Son, McCord Museum. VIEW-4867

Le foyer montréalais du brainwashing 

Ayant un nom tout aussi sinistre que les actes commis dans son enceinte, Ravenscrag, aujourd’hui appelé l’Institut Allan Memorial de l’Université McGill, est l’une des pierres de gués du projet de manipulation mentale induite chimiquement. Donald Ewen Cameron, le premier directeur de l’institut, entre en poste par invitation du célèbre neurochirurgien Wilder Penfield en 1943. Il est recruté par la CIA en 1957, car ses travaux semblent prometteurs, et ce, au-delà du cadre médical.

Sans le consentement des personnes concernées,le Dr Cameron développe deux techniques peu concluantes pour traiter la schizophrénie : le depatterning (« déprogrammation ») qui vise l’anéantissement de la personnalité d’un individu, puis le psychic driving. Ce concept consiste en l’exposition prolongée des patient-e-s à des enregistrements audio dans le but d’altérer leurs comportements et croyances. En administrant une combinaison de LSD, de thorazine (un antipsychotique) et de curare (un agent paralysant), les patient-e-s sont placé-e-s dans un coma induit médicalement. Par la suite, la bande sonore — se répétant jusqu’à 500 000  fois en 20  heures — est accompagnée de séances intensives d’électroconvulsivothérapie (Ellenwood, 2021, 11 : 30). Habituellement, les indications de cette thérapie sont de 70 à 120  volts pendant 6  secondes (au maximum) pour induire des crises d’épilepsie. Selon le Dr Cameron, entre 30 et 40  séances, suivant un rythme de 2 à 3 fois par jour avec un voltage de 150  V, sont nécessaires pour un depatterning complet. Sans oublier un clin d’oeil à ses inspirations théoriques, Cameron inclut des techniques de privation sensorielle utilisées par Donald Hebb (un autre professeur marquant à McGill) dans ses « traitements ». Privées de leurs sens de l’audition, de la vue et du toucher pendant plusieurs jours à la fois, les victimes seront aussi privées de justice et de dignité pendant de nombreuses années après leur retour en société. 

« Méfait accompli » 

Près de deux décennies s’écoulent avant que les survivant-e-s ne soient entendu-e-s et que le public ne soit informé. De plus, il faut presque 40  ans pour que les patient-e-s et leur famille ne reçoivent quelconque forme de compensation de la part du gouvernement. Parmi les quelque 300  victimes de ces expérimentations qui ont appliqué pour le programme d’indemnités mis sur pied en 1992, seules 77 d’entre elles l’ont reçu ; les autres ayant été refusées, car leurs sévices n’ont pas été jugés assez graves (Cashon, Ellenwood & McKeown, 2017). À ce jour, le gouvernement canadien refuse d’assumer officiellement sa responsabilité quant à sa participation active dans le projet MKUltra. 

À la lumière des événements discutés en début de texte, il n’est plus surprenant d’apprendre qu’un grand nombre d’individus soit capable de mener à terme un projet si scandaleux. Ce qui risque d’être plus surprenant, en revanche, est que le Dr Cameron, plus que quiconque, était conscient du caractère déshumanisant de ses actes  au moment de les commettre : il avait siégé au procès de Nuremberg. À peine quinze ans plus tôt, il participait à l’évaluation psychiatrique de Rudolf Hess, membre du cercle intime d’Adolf Hitler. En conclusion, les quelque 500 000 $ versés par le gouvernement dans les travaux de Cameron révèlent bien que ce n’est ni le LSD ni les électrochocs qui fournissent le meilleur moyen de brainwasher quelqu’un, mais bien l’argent ! Sinon, comment expliquer un changement si drastique dans les priorités d’un scientifique, pour qui l’éthique méthodologique est (supposément) de la plus haute importance ? 


Références : 

Advisory Committee on Human Radiation Experiments Final Report. (1995). Supreme Court Dissents Invoke the Nuremberg Code: CIA and DOD Human Sibjects Research Scandals. New York: U.S. Government Printing Office. Retrieved from http://large.stanford.edu/courses/2019/ph241/kumar1/docs/achre-oct95.pdf 

Amiel, P., Vialla, F. (2009). La vérité perdue du « code de Nuremberg » : réception et déformations du ‘’code de Nuremberg’’ en France (1947-2007). Rev. Dr. Sanit. et soc., 4, 673-687. 

Cashore, H., Ellenwood, L., McKeown, B. (2017, December 15). Trudeau government gag order in CIA brainwashing case silences victims, lawyer says. CBC. Retrieved from https://www.cbc.ca/news/canada/canadian-government-gag-order-mk-ultra-1.4448933 

Ellenwood, L. (Producer). (2020, September 28). PSYCHIC DRIVING (No. 2) [Audio podcast episode]. In Uncover, CBC. https://www.cbc.ca/listen/cbc-podcasts/187-uncover/episode/15811754-s8-e2-psychic-driving 

Nash, J.R. (1976). Darkest Hours. Rowman & Littlefield. ISBN 9781590775264. 

Vollmann, J., & Winau, R. (1996). The Prussian Regulation of 1900: Early Ethical Standards for Human Experimentation in Germany. IRB: Ethics & Human Research, 18(4), 9-11. doi:10.2307/3564006 

Correction par Fannie Locat et Sarah Trujillo 

Révision par Nessa Ghassemi-Bakhtiari 

Photo par @Maha Saied