Winnicott à la pouponnière

Par Thomas Tisserand

Aussi fidèle qu’iconoclaste, tout autant accessible qu’impénétrable, à la fois circonscrite et éparse, l’œuvre de Winnicott consiste bel et bien en une pensée du paradoxe. Pédiatre de formation et psychanalyste par passion, Winnicott s’est rapidement intéressé aux enfants, intérêt qu’il conservera tout au long de son honorable carrière. Source principale de la majorité de ses élaborations théoriques, l’enfant s’avère pour lui le seul et véritable sujet. Bien qu’il ait étudié l’enfant à tous ses âges, nous nous concentrerons ici sur sa conception particulière du poupon.

Au commencement, il n’y a pour Winnicott qu’un vrai self, sorte de noyau embryonnaire du sujet étant, par essence, individuel et unique. Ce germe psychique se trouve en état de dépendance absolue à sa mère qui, instinctivement, offre à son enfant le monde « de la seule manière qui n’amène pas le chaos, c’est-à-dire en donnant satisfaction aux besoins lorsqu’ils se manifestent. »1 À cette étape précoce, tout soin prodigué par le parent revêt une importance certes physique, mais aussi psychologique. Cet amour qu’exige le nourrisson est d’autant plus grand que sa dépendance est totale, ce qui implique que plus une carence à ses besoins survient précocement, plus catastrophiques seront les incidences sur son développement. Winnicott postule également, non sans un certain romantisme, l’universalité des besoins primaires de l’humain : tout un chacun nécessite l’amour parental. Une telle assertion peut sembler tomber sous le sens, mais elle implique que des soins prémédités en vue de la stricte survie de l’enfant ne sauraient convenir à ses besoins criants. 

En substance, le nourrisson est un sujet au sein duquel réside un vrai self, qui est en état de dépendance absolue à l’environnement nourricier qu’est pour lui sa mère. Mais qu’en est-il de ce lien avec l’objet qui, aux jeunes yeux du poupon, est sa mère? À ce sujet, Winnicott établit une distinction fort intéressante entre l’utilisation de l’objet (use of the object) et le mode de relation à l’objet (relating), deux mécanismes qu’il explique en supposant que la mère, à savoir l’objet, est suffisamment bonne et le contexte, idéal. Ainsi, concernant le mode de relation, il s’agit paradoxalement d’un processus interne, dans lequel certaines modifications du soi seraient tolérées par le sujet sous la forme d’investissements, ainsi que de la mise en oeuvre de mécanismes projectifs et identificatoires 2. Winnicott précise que, a contrario de l’utilisation de l’objet, on peut référer au mode de relation à l’objet en considérant celui-ci comme isolé, sans avoir à le comprendre comme étant lié à un objet. Dès que l’on traite d’utilisation d’objet, cela implique la présence réelle de l’objet et non plus d’un simple « faisceau de projections »3, on doit alors considérer l’objet utilisé en tant que chose en soi et non plus comme imago fantasmatique. 

L’utilisation de l’objet implique toutefois une maturation supplémentaire, à savoir l’existence d’un autre-que-moi, un changement majeur dans le principe de réalité. Antérieurement, lorsque le sein n’est encore qu’une excroissance de l’enfant, lorsqu’il est moi, il s’avère impossible pour le nourrisson d’utiliser l’objet puisqu’il ne peut alors que faire l’expérience du mode de relation à l’objet. Comment arrive-t-il alors à considérer la mère en tant qu’entité propre ? Winnicott nous dit qu’à mesure que des délais de gratification surviennent et s’allongent, l’enfant en arrive, par projection, à voir en ce sein autrefois si bon un sein dorénavant hors de son contrôle omnipotent, un mauvais sein. Cet objet ainsi trouvé-créé est détruit par l’enfant. Par exemple, lorsque celui-ci a faim et que sa mère ne répond pas immédiatement à ses besoins, il croit avoir détruit l’objet. Mais lorsque ce dernier revient, et s’il revient à temps, le nourrisson comprend alors que l’objet qui a survécu est autre, autonome et bon, car il le nourrit malgré la destruction : l’objet lui pardonne. Dès lors, il devient possible pour le sujet d’utiliser l’objet puisque celui-ci est maintenant créé et investi. 

Voilà donc en quoi consistent les tout premiers pas psychiques de l’enfant winnicottien dans le monde. Quant au reste du chemin à parcourir, il se révélera long et tout aussi cahoteux que son exorde. Suite à ce succinct survol de la contribution colossale de Winnicott à la psychanalyse de l’enfant, on peut réaliser l’originalité de ses élaborations qui, sans être complètement à rebours de la théorie freudienne, prennent tout de même maintes libertés à son égard. D’une part, l’auteur conçoit l’évolution psychique de l’enfant comme parsemée de phases, qui laisseraient croire à une théorie développementale discontinue.  D’autre part, la maturation périlleuse et graduelle entre ses phases nous pousse, paradoxalement, à voir sa conception du développement humain comme étant continue.  

Sans être l’instigateur de la psychanalyse d’enfants, le rôle déterminant que Winnicott a joué dans la pouponnière en fait une des figures clés qui bercent, encore aujourd’hui, la compréhension métapsychologique des adultes en devenir.

Notes

1 Winnicott, D. W. (1980). L’enfant et le monde extérieur. Payot. p. 14 

2 Winnicott, D. W. (2002). Jeu et réalité. Gallimard. p. 165 

3 Ibid., p. 166 


Bibliographie

Bacon, R. J. E. (2000). « L’enfant de Winnicott », Libres cahiers pour la psychanalyse, 1 (1), p. 59-69. https://doi.org/10.3917/lcpp.001.0059 

Gantheret, F. (s. d.). « WINNICOTT DONALD WOODS – (1896-1971) », Encyclopædia Universalis [en ligne]. https://www.universalis.fr/encyclopedie/donald-woods-winnicott/  

Golse, B. & Braconnier, A. (2012). « Introduction » Winnicott et la création humaine. Érès. p. 7-15. https://doi.org/10.3917/eres.golse.2012.01.0007″ 

Winnicott, D. W. (1980). L’enfant et le monde extérieur. Payot. 

Winnicott, D. W. (2000). La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques. Gallimard. 

Winnicott, D. W. (2002). Jeu et réalité. Gallimard. 

Winnicott, D. W. (2004). Agressivité, culpabilité et réparation. Payot & Rivages. 

Corrigé par Camille Lavoie, Sandra Lachance et Zoé Guézel

Révisé par Thomas Tisserand et Mélyna Langlois

Photo par Hannah Xu (@ohshoothannah)