De la mythologie grecque en psychanalyse

Par Thomas Tisserand 

Il n’est étranger à quiconque s’intéressant de près ou de loin à la psychologie que ses pionnier.es ont puisé dans les mythes et légendes afin d’exemplifier leurs conceptions théoriques. La mythologie grecque, qui nous offre à la fois une cosmogonie, une théogonie et une anthropogonie1, s’avère très riche en récits et en personnages que nos philosophes ont su exploiter à bon escient. Après tout, le nom même de notre discipline n’en découle-t-il pas? Songeons aux termes psyché (Psyché), narcissisme (Narcisse), hypnose (Hypnos), érotisme (Éros) ou encore manie (Mania), tous très présents dans le discours psychanalytique. Passons donc en revue quelques emprunts étant passés à la postérité, ou pas, pour constater l’importance des mythes antiques sur notre compréhension de l’esprit humain. 

Le premier exemple ne surprendra personne, il s’agit de la figure d’Œdipe, que Freud intègre assez tôt à sa métapsychologie dans L’Interprétation du rêve, ouvrage désormais célèbre. Le complexe d’Œdipe s’inspire du mythe grec dans lequel Œdipe est abandonné par ses parents à la suite de la prédiction de l’oracle de Delphes selon laquelle il allait tuer son père, Laïos, et épouser sa mère, Jocaste. Une fois adulte, il est informé du sombre présage qui pèse sur lui et en vient à réaliser, bien malgré lui, l’infâme prophétie. Comme nous le savons, ce complexe, se présentant généralement au cours du stade phallique, fait référence à la combinaison de sentiments agressifs et haineux à l’égard du parent de même sexe ainsi que des désirs amoureux et sexuels à l’égard du parent de sexe opposé. Central en psychanalyse, cet ensemble conflictuel, lorsque résolu avec succès, s’avère déterminant pour la personnalité d’un sujet de structure névrotique, puisqu’il trace le chemin du désir et permet l’identification au rival ainsi que l’acquisition de la différenciation entre les sexes et les générations 2

C’est à partir de ce premier emprunt aux légendes helléniques que Jung conceptualise le versant proprement féminin de l’Œdipe: le complexe d’Électre 3. Bien qu’assez semblable à celui d’Œdipe, le mythe d’Électre veut que celle-ci ne tue pas de ses propres mains sa mère, Clytemnestre (bien qu’elle consente au meurtre), ni n’épouse feu son père Agamemnon. Il est pertinent de noter qu’en 1920, Raymond de Saussure s’inspire également du récit œdipien pour forger le complexe de Jocaste, qu’il considère comme découlant du complexe d’Électre. Pour Saussure, ce concept désigne l’investissement total de la mère en son fils, au détriment du père. Il convient de souligner l’apport de John Munder Ross 4, qui exploite également ce mythe pour élaborer le complexe de Laïos, dans lequel le père, jaloux de la relation privilégiée qu’entretiennent la mère et l’enfant, nourrit une haine envers son fils, voire un fantasme infanticide, tout comme Laïos qui exigea de Jocaste qu’elle laisse pour mort son nouveau-né au sommet du mont Cithéron. 

Intéressante aussi est l’analogie qu’établit Francis Pasche à partir du mythe du bouclier de Persée et de la gorgone Méduse pour imager l’expérience du psychotique 5. Rappelons-nous que dans la Théogonie d’Hésiode, Persée se munit du bouclier d’Athéna afin d’éviter le regard pétrifiant de Méduse et ainsi de parvenir à la décapiter. Grosso modo, le bouclier représenterait le pare-excitation qui, comme Freud le théorise sans toutefois le nommer en 1920 dans Au-delà du principe de plaisir, aurait pour fonction la protection contre de trop fortes excitations externes. Pasche (1971) développe ensuite que le psychotique se trouve dépourvu d’un tel bouclier et que ce manque le voue à être pétrifié par l’angoisse de morcellement que suscite en lui le réel, angoisse incarnée dans le mythe par le regard de Méduse et son pouvoir cristallisant.  

Comme toute connaissance produite au moins en partie par une méthode herméneutique, ces concepts psychanalytiques sèment encore aujourd’hui la controverse et stimulent le débat. Il faut, bien sûr, lire de manière critique la littérature psychanalytique à la lumière des connaissances actuelles, mais on ne doit jamais perdre de vue que l’œuvre freudienne a donné naissance à une discipline neuve, tout à fait inédite. Pour paraphraser Boris Cyrulnik6, invalider la psychanalyse à partir de critiques faites à l’endroit de Freud serait comme invalider la neurochirurgie sur la base des travaux questionnables de Gottlieb Burckhardt. Que l’on y souscrive ou pas, l’importance de la psychanalyse réside dans l’action réflexive que ses apports suscitent chez le sujet cherchant à comprendre la psyché humaine ou à la soigner, et non dans l’adhésion à un intégrisme exigeant une confiance aveugle en des textes sacrés.

Notes

1 Ces termes réfèrent respectivement aux théories expliquant l’origine de l’Univers, des Dieux et de l’Homme. 

2 Laplanche, J. et  Pontalis, J.-B. (1967). Vocabulaire de la psychanalyse (3e édition). Presses universitaires de France, p. 79-84.

3 Soulignons que Freud rejette cette appellation sous prétexte qu’elle implique l’existence d’une certaine symétrie entre la position de la fille et celle du garçon dans l’Œdipe, alors que moult différences entre l’expérience et les retombées du complexe d’Œdipe chez les deux sexes existent selon Freud.

4 Munder Ross, J. (1982). « Oedipus revisited: Laius and the Laius complex » in Psychoanalytic study of the child, 37, p. 169-200.

5 Pasche, F. (1971). « Le bouclier de Persée ou psychose et réalité » in Revue française de psychanalyse, t. XXXV, n°s 5-6. https://www.rfpsy.fr/le-bouclier-de-persee-ou-psychose-et-realite/ 

6 Voir le débat à Vous aurez le dernier mot autour du livre de Michel Onfray Crépuscule d’une idole, disponible sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=CrGcl1-CjlM&ab_channel=JulienNizos 


Références par concepts 

Complexe d’Œdipe et ses critiques : 

Laplanche, J. et Pontalis, J.-B. (1967). Vocabulaire de la psychanalyse (3e édition). Presses universitaires de France. 

Sophocle (1970). Œdipe-roi (2e édition). Bordas. 

Freud, S. (1900). Interprétation des rêves (2e édition). Presses universitaires de France.  

Freud, S. (1913). Totem et Tabou (Nouvelle édition). Payot. 

Freud, S. (1923). « Le moi et le ça » in Essais de psychanalyse (Nouvelle édition). Payot.  

Deleuze, G. et Guattari, F. (1972). L’Anti-Œdipe. Minuit. 

Complexe d’Électre  et ses critiques : 

Euripide (2005). Électre. Arléa. 

Jung, C. G. (1913). Psychologie de l’inconscient (Édition intégrale). Livre de poche. 

Freud, S. (1931). De la sexualité féminine. Édition In Press.  

Complexe de Jocaste :  

de Saussure, R. (1920). « Le complexe de Jocaste » in Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, 6(2)p.118-122. https://www.pep-web.org/document.php?id=izpa.006.0118a  

Complexe de Laïos :  

Munder Ross, J. (1982). « Oedipus revisited: Laius and the Laius complex » in Psychoanalytic study of the child, 37, p. 169-200. 

Bouclier de Persée et Méduse :  

Hésiode (1993). Théogonie : La naissance des dieux. Payot & Rivages. 

Pasche, F. (1971). « Le bouclier de Persée ou psychose et réalité » in Revue française de psychanalyse, t. XXXV, n°5-6. https://www.rfpsy.fr/le-bouclier-de-persee-ou-psychose-et-realite/ 

Bertrand, M. (2005). « Qu’est-ce que la subjectivation » dans Le Carnet PSY 1(96), p. 24-27

Corrigé par Chloé Simard, Fannie Locat et Nessa Ghassemi-Bakhtiari 

Révisé par  Thomas Tisserand et Mélyna Langlois  

Relue par Nessa Ghassemi-Bakhtiari 

Photo par: Roi Dimor (@roi_dimor)