Par Céline Ozouf
Dans un contexte qui souligne notre interdépendance face à des enjeux planétaires complexes, la qualité des dialogues que nous entretenons semble essentielle au développement de notre intelligence collective et à la résolution de tels enjeux. Toutefois, la multiplicité d’opinions qui abondent chaque jour, et la polarisation croissante à laquelle elle semble mener, ne contribuent pas toujours à cultiver des dialogues constructifs.
Sans tomber dans le débat ni dans le conformisme, dialoguer peut être l’occasion de cultiver une saine curiosité envers l’autre et envers soi-même, au service d’une transformation personnelle et collective. Du moins, c’est une voie de réflexion et de pratique que David Bohm a cherché à initier.
David Bohm et sa vision du dialogue
David Bohm (1917 – 1992) est un physicien américain ayant largement contribué à la discipline de la physique quantique. Il s’est également intéressé à la philosophie, la psychologie et la spiritualité; portant une attention particulière à la nature de la conscience et de la pensée humaine, ainsi qu’à son intervention dans nos conflits individuels et collectifs. Dans les années 1960, il commence à initier des dialogues de groupe avec pour intention d’explorer les présupposés et processus de pensées des participant.es, au sein d’une réflexion collective sur des sujets porteurs de divergence ou conflictualité.1
Ses préoccupations quant à ce qui nous divise au sein de la société ou même au sein de notre expérience individuelle, ont teinté sa vision du dialogue. Ainsi, celui-ci lui semble être une pratique permettant de mettre en lumière les incohérences de nos perceptions et de notre pensée, tout en s’ouvrant à de nouvelles perspectives sur la réalité. Aspect quelque peu contre-intuitif au cœur d’une société orientée sur la productivité, le dialogue est donc, selon Bohm, un espace libre de tout agenda ou objectif, simplement ouvert sur l’exploration individuelle et collective de ses croyances et de sa façon de penser.2
Quelques aspects du dialogue selon Bohm
Le dialogue de Bohm étant avant tout une pratique, celui-ci se comprend mieux à travers l’expérience que l’on en fait, et il peut être délicat d’en extraire seulement quelques principes. Si toutefois, les éléments nommés ci-dessous éveillent votre curiosité, vous trouverez davantage de ressources en bas de page afin de poursuivre votre réflexion et votre cheminement sur ce sujet.
Suspendre ses réactions. Dans un monde où la plupart de nos conversations ressemblent à des parties de ping-pong, chaque intervention laissant place à une autre, le silence peut sembler déstabilisant. Pourtant, faire une pause permet de suspendre ses présupposés et jugements afin de les voir pour ce qu’ils sont vraiment : des croyances. S’éloigner de l’identification que l’on entretient à celles-ci favorise l’ouverture à autrui et à ce qui est partagé lors du dialogue.3
(S’)Écouter pleinement. Si l’écoute de l’autre semble être un ingrédient essentiel du dialogue, Bohm souligne également l’importance d’une écoute profonde de soi-même. Grâce à la suspension de ses réactions, il invite à écouter avec la totalité de son être en étant non seulement attentif.ve à ses pensées et aux mouvements de sa conscience, mais également à son corps et ses ressentis physiques. Quelles émotions émergent suite à ce qui vient d’être dit? Quelles pensées? Quelles sensations?4
S’adresser au groupe. Bohm encourage à dialoguer, non pas comme un individu séparé des autres, mais considérant plutôt appartenir à un tout. Au lieu de viser quelqu’un en particulier, il propose ainsi de s’adresser au centre du groupe. Cela permet également de favoriser la dynamique collective au lieu d’exacerber les sursauts de l’égo et les préoccupations individuelles des participant.es au dialogue.5
Intelligence collective et émergence d’un sens commun. En cultivant un esprit d’ouverture, d’authenticité et de courage; on est prêt.e à accueillir les perspectives d’autrui tout en osant partager la sienne, même si elle diverge. Tant la variété des opinions présentes que le flux d’idées qui parcourent le groupe contribuent à la richesse du dialogue ainsi qu’aux prises de conscience et à l’émergence d’un sens commun. Le dialogue devient ainsi une expérience transformatrice qui nous sensibilise à la possibilité de faire sens de notre réalité ensemble.6
Pourquoi explorer cette pratique du dialogue?
Cultiver une posture de dialogue. Qu’il soit intérieur ou partagé, le dialogue est omniprésent dans notre quotidien. Plus qu’une pratique, il peut devenir une posture que l’on cultive à l’égard de soi et d’autrui. Celle-ci est ensuite là pour nous guider tant dans les discussions de la vie quotidienne que dans certains contextes professionnels, comme celui de la relation d’aide.
Améliorer sa connaissance de soi-même. À travers l’invitation à s’écouter, le dialogue de Bohm peut également participer à la connaissance de soi, de ses présupposés et de ses conditionnements, ainsi qu’à prendre confiance en ses idées et en sa façon de les exprimer.
Nourrir son sentiment d’appartenance. Ce genre de dialogue peut également encourager notre sentiment d’appartenance en répondant à notre besoin d’être connecté.e, tout en réduisant le sentiment de solitude ou d’impuissance qui accompagne parfois certains sujets sociaux ou questions entourant la vie humaine.
Élargir sa compréhension du monde. Enfin, en nous ouvrant à d’autres perspectives, nous enrichissons notre vision et notre compréhension du monde, tout en contribuant éventuellement à la création d’un sens commun autour de certains enjeux.
Les bénéfices du dialogue varient d’une personne à l’autre et dépendent de votre propre intérêt, expérience et engagement au sein de celui-ci. En vous souhaitant beaucoup d’échanges enrichissants!
Pour aller plus loin
- La David Bohm Society et ses vidéos en lien avec son travail.
- Un documentaire sur l’œuvre et la vie de David Bohm.
Dialges, une communauté québecoise de pratiquant.es du dialogue selon la vision qu’en avait David Bohm.
Références
1Peat D. (1996) Infinite Potential : The Life and Times of David Bohm. Reading, Mass. : Addison Wesley
2Bohm, D., Factor, D., Garrett, P. (1991) Dialogue: A Proposal.
3Gunnlaugson, O. (2014). Bohmian Dialogue: A Critical Retrospective of Bohm’s Approach to Dialogue as a Practice of Collective Communication. Journal of Dialogue Studies, 2(1), 25-34.
4Bohm, D. (1996) On dialogue. Routledge.
5Bohm, D., Factor, D., Garrett, P. (1991) Dialogue: A Proposal.6Cayer, M. (2005) ‘The five dimensions of Bohm’s dialogue’, in B.H. Banathy and P.M. Jenlink, Dialogue as a means of collective communication, New York: Kluwer Academic Plenum, 161-191.
Corrigé par Gabrielle Johnson, Émilie Pauzé et Mélanie Picard
Révisé par Ariane Chouinard
Illustration originale par Denitsa Marinova
