Par Maïka Lefrançois
J’ai récemment regardé le documentaire Alphas1, disponible sur la plateforme en ligne de Télé-Québec, dans lequel Simon Couture s’intéresse au mouvement des « mâles alphas ». Il y rencontre des hommes adhérant à cette idéologie. En les écoutant, j’ai constaté que ceux-ci invoquent souvent des concepts de psychologie évolutionniste pour justifier leur conception des rôles masculins et féminins.
En effet, ces discours sont très présents dans la « manosphère », soit un ensemble de plateformes en ligne (blogues, forums, vidéos, etc.) s’opposant au féminisme et glorifiant la masculinité traditionnelle2. Une recherche ayant analysé les publications du groupe The Red Pill, où le terme « alpha » revient souvent, révèle que ses membres font fréquemment appel à la psychologie évolutionniste pour expliquer les différences entre les sexes. Ils s’appuient sur la génétique, la biologie et l’évolution des comportements. Ces emprunts leur permettent de donner une apparence scientifique et rationnelle à leurs idées3.
Mais que dit réellement la psychologie évolutionniste sur ces sujets? Ces théories sont-elles prouvées scientifiquement? C’est ce que j’essaie de comprendre dans cet article.
De Darwin à aujourd’hui : évolution et malentendus
D’abord, la psychologie évolutionniste est intimement liée à la théorie de l’évolution développée par Darwin4. La sélection naturelle se fait en trois étapes : la variation, la sélection et la rétention (P. Valois, notes de cours, automne 2024).
- La variation : possibilités des traits qu’a un individu en fonction de la combinaison génétique qu’il a reçue de ses parents.
- La sélection : choix des traits selon ceux qui sont les mieux adaptés à l’environnement.
- La rétention : transmission du trait sélectionné à la descendance.
Ce ne sont donc pas nécessairement les plus forts qui survivent, mais ceux qui sont les plus adaptés à l’environnement. À ce moment, l’argument du discours « mâle alpha » affirmant que c’est le plus fort qui peut survivre tient-il toujours la route? Dans notre société moderne, la force physique demeure-t-elle un trait essentiel à la survie?
Principes clés de la psychologie évolutionniste
Revenons à la psychologie évolutionniste. Elle explique les comportements humains par des mécanismes psychologiques façonnés durant l’évolution dépendamment de s’ils permettaient ou non la survie et la reproduction5. Selon Confer et ses collègues (2010), ces mécanismes « dépendent d’apports internes et environnementaux pour leur développement, leur activation et leur expression dans le comportement manifeste »6 (traduction libre). Cela contraste avec les discours sexistes, qui présentent souvent les comportements comme presque entièrement déterminés par l’évolution, ignorant l’influence environnementale.
La psychologie évolutionniste aborde plusieurs sujets, dont la différenciation des sexes, souvent reprise par les « mâles alphas ». Selon cette branche, les hommes et les femmes auraient affronté des défis différents durant l’évolution, conduisant à des développements psychologiques distincts. Cette disparité psychologique expliquerait la différence entre les sexes présente dans nos sociétés5. Sous l’angle de la psychologie évolutionniste, le psychologue David Buss a étudié la cause de la jalousie7 et le choix de partenaire8 dans les relations hommes-femmes. Je vais m’attarder au dernier point, car il est souvent repris dans les discours sexistes.
Le choix du partenaire : deux éléments à considérer
Pour expliquer le choix du partenaire selon les sexes, la psychologie évolutionniste se base sur deux concepts : la théorie de l’investissement parental et la parentalité.
La théorie de l’investissement parental soutient qu’historiquement la femme aurait accordé plus d’importance à ses enfants, car elle ne peut transmettre ses gènes qu’à un nombre limité de descendants9. Elle serait plus sélective dans le choix du partenaire, privilégiant quelqu’un capable de la soutenir durant sa grossesse et présent pour le bébé5. De là, vient l’idée, souvent reprise par les « mâles alphas », que les femmes chercheraient encore des hommes protecteurs et dotés de ressources ; un pourvoyeur. Les hommes seraient attirés par des partenaires favorisant la reproduction, donc des femmes jeunes et attirantes5.
Pour ce qui est de la parentalité, l’homme serait plus inquiet parce qu’il ne serait pas certain que l’enfant porté soit bien le sien. Les hommes seraient alors plus méfiants envers les rivaux sexuels et accorderaient davantage d’importance à la chasteté de leur partenaire⁸. Ce raisonnement se réflète dans les discours « mâles alphas », qui attribuent une valeur morale au nombre de partenaires sexuels d’une femme, dit « body count »10.
Limites et nuances de la psychologie évolutionniste
Bien que ces résultats proviennent d’articles scientifiques reconnus, d’autres recherches nuancent la théorie. Cervone et Lawrence (2020/2014) soulignent que la psychologie évolutionniste considère les différences entre les sexes comme universelles. Toutefois, cela ne semble pas tenir la route lorsque l’on analyse des sociétés où il y a une égalité entre les sexes. Les femmes accordent moins d’importance à ce que l’homme soit le pourvoyeur en gagnant de l’argent et les hommes moins d’importance à ce que les femmes prennent soin de la maison11. Comment expliquer que ces différences de rôles s’atténuent dans les sociétés égalitaires? Ce changement est trop récent pour résulter d’une adaptation évolutive, ce qui suggère que l’environnement social joue un rôle. Il faut mentionner que les psychologues évolutionnistes reconnaissent que leur théorie n’explique pas tout. Certains phénomènes, comme l’homosexualité ou le suicide, s’intègrent mal au cadre évolutif et l’influence de l’environnement demeure importante⁶.
Conclusion
J’en conclus que même si certains aspects du discours des « mâles alphas » s’appuient sur des travaux scientifiques de la psychologie évolutionniste, ils en ignorent les limites. En simplifiant au maximum la psychologie évolutionniste, ils perdent souvent les nuances essentielles et véhiculent des croyances pseudoscientifiques.
Références
1. Coutu, S. et Légaré, M. (réalis.). (2024). Alphas [Documentaire]. Télé-Québec (prod.). https://video.telequebec.tv/details/52017alphas?_gl=1*k8sdkb*_gcl_aw*R0NMLjE3NjI5OTUzODIuQ2p3S0NBaUFfZERJQmhCNkVpd0F2emMxY0FfVTc4QWlaaS1zRWVwbzE4ZFpGaXdVNm9kRmREaU1IRzRqbDBYVEcwOVVPVWRzYWtfazR4b0NaUndRQXZEX0J3RQ..*_gcl_au*MjExNDUwMTEzOS4xNzU4NDE5NDU1*_ga*MTE3NjMwMzQ3NS4xNzU4NDE5NDA0*_ga_L20809CMCQ*czE3NjQyOTIwMDgkbzckZzEkdDE3NjQyOTI0NzYkajQ4JGwwJGgw
2. Organisation des Nations unies; UN Women. (2024). Intensification de l’action menée pour éliminer toutes les formes de violence à l’égard des femmes et des filles : violence contre les femmes et les filles facilitée par les technologies : rapport du Secrétaire général (A/79/500). https://knowledge.unwomen.org/fr/digital-library/publications/2024/10/intensification-de-laction-menee-pour-eliminer-toutes-les-formes-de-violence-a-legard-des-femmes-et-des-filles-rapport-du-secretaire-general-2024
3. Vallerga, M. et Zurbriggen, E. L. (2022). Hegemonic masculinities in the ‘Manosphere’: A thematic analysis of beliefs about men and women on The Red Pill and Incel. Analyses of Social Issues and Public Policy, 22(2), 602-625. https://doi.org/10.1111/asap.12308
4. Darwin, C. (1859). On the origin of species by means of natural selection, or the preservation of favoured races in the struggle for life. John Murray.
5. Cervone, D. et Lawrence, A.P. (2020). Personnalité : Théorie et recherche (3e éd., Nadeau, L. Gagnon, J. Boudrias, J-S, trad.). ERPI.
6. Confer, J.C., Easton, J.A., Fleischman, D.S., Goetz, C.D., Lewis, D.M.G., Perilloux, C. et Buss, D.M. (2010). Evolutionary psychology: Controversies, questions, prospects, and limitations. American Psychologist, 65(2), 110–126. https://doi.org/10.1037/a0018413
7. Buss, D.M., Larsen, R.J., Westen, D. et Semmelroth, J. (1992). Sex Differences in Jealousy: Evolution, Physiology, and Psychology. Psychological Science, 3(4), 251-256. https://doi.org/10.1111/j.1467-9280.1992.tb00038.x
8. Buss, D.M. (1989). Sex differences in human mate preferences: Evolutionary hypotheses tested in 37 cultures. Behavioral and Brain Sciences. 12(1), 1-14. https://doi.org/10.1017/S0140525X00023992
9. Trivers, R. (1972). Parental investment and sexual selection. Dans B. Campbell (dir.), Sexual Selection and the Descent of Man: 1861-1971 (p.136-179). Aldine.
10. 28 minutes – ARTE. (2025, 22 janvier). Chez les jeunes, une fracture entre les sexes ? | 28 minutes | ARTE. [Vidéo]. Youtube. https://www.youtube.com/watch?v=uzABimzK7ww
11. Eagly, A. H., et Wood, W. (1999). The origins of sex differences in human behavior: Evolved dispositions versus social roles. American psychologist, 54(6), 408. https://doi.org/10.1037/0003-066X.54.6.408
Corrigé par Azélie Laflamme, Sara Montini et Veronika Marchenko
Révisé par François-Xavier Michaud
Illustration originale par Régina Roy Nourry
