Quand l’enfance perd ses couleurs

Par Niâma Zineddine

Dans le monde numérique, l’enfance est peu à peu devenue une extension du design d’intérieur. Teintes sableuses, jouets en bois parfaitement alignés, enfants habillés en lin… Chaque détail compose une image apaisante – voire irréelle. Bienvenue dans l’univers soigneusement orchestré du « beige parenting ».

Ce phénomène, à la fois esthétique et culturel, façonne bien plus que les intérieurs : il redéfinit la place de l’enfant dans son environnement. Quand la priorité est donnée à l’apparence, que reste-t-il du désordre, du jeu spontané ou de la richesse sensorielle qui nourrit son développement ?

Une esthétique valorisée par les réseaux

Sur TikTok et Instagram, la parentalité se décline désormais en tons neutres. Les publications montrant des intérieurs ordonnés où des enfants évoluent dans un décor monochrome sont devenues monnaie courante. Le minimalisme s’impose comme une norme désirable, reléguant les jouets colorés, les tapis d’éveil aux motifs vifs et les dessins maladroits collés au mur dans l’ombre. Cette recherche de la perfection conduit les parents à adhérer à des standards esthétiques modernes où l’apparence harmonieuse prédomine sur le développement authentique de l’enfant.

Aimer le beige n’est pas un tort ; personne n’a jamais accusé une peluche couleur avoine d’étouffer la créativité. Toutefois, lorsque ce choix esthétique devient une norme rigide imposée à l’environnement de l’enfant, il convient de s’interroger sur les effets potentiels sur son développement.

L’enfant face à un univers désaturé

Dès la naissance, les nourrissons montrent une préférence pour les contrastes et les couleurs vives. C’est un fait établi en psychologie du développement. Ces stimuli visuels soutiennent la maturation de la perception, de la mémoire et de l’attention, tout en stimulant les connexions neuronales . Lorsque le milieu de l’enfant est dépouillé de toute diversité visuelle, ses occasions d’apprentissage sont réduites. 

Comme l’a montré Piaget, c’est par le jeu que l’enfant construit du sens, expérimente et apprend à résoudre des problèmes. 

« Imaginons un bambin dans une chambre immaculée, hésitant à prendre un livre coloré par crainte de perturber l’ordre méticuleux. Il tend la main vers le livre rouge, le fixe un instant, puis jette un œil vers sa mère occupée à ranger. Le silence règne. Il le repose, et dans ce renoncement muet, on devine les premiers contours d’une autocensure apprise. »

Ce simple geste, réprimé par un encadrement trop strict, illustre comment une esthétique contraignante peut freiner l’expression libre. Et n’oublions pas que les sens ne se limitent pas à la vue ! L’odorat, le toucher et l’ouïe sont tout aussi essentiels à la compréhension du monde. Un univers trop prévisible et sans surprise limite la richesse des expériences sensorielles.

Quand l’harmonie devient rigide

Dans un cadre trop épuré, même l’inattendu devient indésirable. L’espace de jeu doit rester photogénique, les activités salissantes sont évitées, et l’enfant apprend à contenir ses élans plutôt qu’à les explorer. Or, c’est précisément dans le désordre, l’erreur et le jeu libre que se développent la résilience et l’autonomie.

Selon Vygotsky, l’enfant construit ses compétences à travers l’interaction avec son environnement social et matériel. Lorsque elles sont enfermées dans un cadre rigide, elles réduisent ses possibilités de développer sa créativité, de s’adapter et d’apprendre de manière flexible. C’est comme si on lui proposait sans cesse les mêmes jeux, sans lui permettre de découvrir de nouvelles façons de comprendre le monde.

Un milieu trop contrôlé peut également freiner l’expression émotionnelle. L’enfant, ne se sentant pas libre d’exprimer sa spontanéité, risque de développer une forme d’inhibition face à l’imprévu, voire une difficulté à tolérer le désordre émotionnel, qui est pourtant une composante essentielle de la vie humaine.

Une pression maternelle bien réelle

Pour les mères, cette esthétique uniformisée est souvent présentée comme un idéal à atteindre. Les réseaux sociaux, par leurs images idéalisées et irréalistes, amplifient cette pression. Comme le souligne Chae, ces représentations idéalisées suscitent un sentiment d’insuffisance chez celles qui les regardent. Le foyer devient alors un décor à entretenir plutôt qu’un espace de vie évolutif. 

Maintenir un espace de vie irréprochable tout en répondant aux besoins affectifs de l’enfant devient un défi épuisant. Si cette pression pèse de manière plus marquée sur les mères, elle peut aussi toucher d’autres figures parentales dans leur quête de « bonne parentalité ».

Pourtant, derrière les clichés soignés, la réalité est souvent plus nuancée : un jouet en plastique fluo peut être celui qui console après une grosse journée. Une peinture qui dégouline peut marquer le début d’un moment de partage. Ces gestes, invisibles à l’écran, sont pourtant ceux qui nourrissent le lien affectif.

Laisser place au vivant

L’enfance n’a rien d’aseptisé. Elle est faite de chaos, de couleurs vives, de bruits discordants et de découvertes désordonnées. Introduire des textures variées, autoriser le désordre créatif, accepter l’imprévu : autant de façons d’accompagner le développement global de l’enfant.

Les souvenirs qui marquent ne sont pas ceux que l’on épingle sur Pinterest, mais ceux qui se vivent pleinement : une cabane qui s’effondre, des mains pleines de peinture, des éclats de rire improvisés. En offrant à l’enfant un espace où il peut se salir, expérimenter, recommencer, on lui permet de devenir un être curieux, adaptable, et surtout confiant en son droit d’exister pleinement.

Des murs propres, des mains sales

Le beige n’est pas en soi problématique. Mais lorsqu’il devient une règle, une norme à suivre coûte que coûte, il perd son sens. La parentalité ne devrait pas être un décor à entretenir, mais une relation à vivre.

Et si l’on osait remettre un peu de chaos, de couleurs et de liberté dans nos espaces ? Après tout, les souvenirs les plus précieux sont rarement dignes d’un filtre, ils émergent sans préavis. 

*Note : ce texte propose une réflexion critique appuyée par la littérature en psychologie du développement. Il ne s’agit pas d’un jugement sur les choix parentaux, mais d’une invitation à remettre l’enfant au centre de nos pratiques, au-delà des filtres et des tendances.


1.  Nelson, M. K. (2010). Parenting Out of Control: Anxious Parents in Uncertain Times. NYU Press.

2. Snowden, R., Thompson, P., et Troscianko, T. (2012). Basic Vision: An Introduction to Visual Perception. Oxford University Press. 

3.  Kolb, B., et Gibb, R. (2011). Brain plasticity and behaviour in the developing brain. Journal of the Canadian Academy of Child and Adolescent Psychiatry, 20(4), 265–276.

4. ierney, A. L., et Nelson, C. A. (2009). Brain Development and the Role of Experience in the Early Years. Zero to three30(2), 9–13. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3722610/.

5. Piaget, J. (1951). Play, Dreams and Imitation in Childhood (1e éd.). Routledge. https://doi.org/10.4324/9781315009698.

6. Goldstein, B. E., et Cacciamani, L. (2021). Sensation & Perception (11e éd). Cengage Learning.

7. Jourdan-Ionescu, C., Ionescu, S., Kimessoukié-Omolomo, É., et Julien-Gauthier, F. (Coord.). (2018). Résilience et culture, culture de la résilience. CRIRES. https://lel.crires.ulaval.ca/oeuvre/resilience-et-culture-culture-de-la-resilience

8. Vygotsky, L. S. (1978). Mind in Society: Development of Higher Psychological Processes. Harvard University Press. https://doi.org/10.2307/j.ctvjf9vz4.

9. Chae, J. (2017). Explaining Females’ Envy Toward Social Media Influencers. Media Psychology21(2), 246–262. https://doi.org/10.1080/15213269.2017.1328312


Corrigé par Jade Léveillé et Alexandre Pilon

Révisé par  Pénélope Caron

Illustration originale par Regina Roynourry