Violence transmise de génération en génération : comment briser le cycle?

Par Jessy G. Brown

Selon certaines études, environ un tiers des parents qui ont vécu de la maltraitance à l’enfance vont reproduire ces comportements avec leurs propres enfants3,4 . Cette statistique met en évidence la continuité intergénérationnelle de comportements de maltraitance. Le concept de transmission intergénérationnelle de la violence désigne le phénomène où des comportements de violence familiale sont reproduits d’une génération à l’autre. Il est donc important de noter que la majorité des parents ayant vécu de la violence durant leur enfance ne la perpétuent pas, mais qu’il y a quand même une association significative entre la maltraitance vécue et la reproduction de ces comportements. Il existe plusieurs mécanismes psychologiques qui peuvent aider à expliquer ce phénomène. 

D’abord, une théorie qui permet d’expliquer la reproduction de comportements de violence à l’âge adulte est l’apprentissage social. Cette théorie proposée par Albert Bandura stipule que les comportements sont appris par l’observation et les imitations de modèles tels que nos parents, nos proches et les figures d’autorité présentes dans notre vie5. Les interactions précoces dont les enfants sont témoins vont donc influencer leur construction des normes sociales. Ainsi, des enfants vivant dans un environnement familial présentant de la violence vont encoder les comportements dont ils sont témoins et seront plus à risque de les reproduire par la suite. Par exemple, un enfant exposé à de la violence verbale de la part d’un parent peut intégrer cette dynamique comme une manière normale d’agir avec les enfants. Cet enfant devient ainsi plus susceptible d’utiliser la violence pour réguler ses émotions, et de reproduire ce comportement avec ses propres enfants. 

Un autre facteur important qui peut influencer la continuité ou la discontinuité de la violence entre les générations est le style d’attachement à l’enfance. Ce dernier a un impact significatif sur le développement de la régulation émotionnelle et des comportements relationnels6. Il existe quatre types d’attachement selon les théories de Ainsworth et Bowlby1 : sécure, insécure-évitant, insécure-ambivalent et désorganisé. L’attachement insécure est un des facteurs de risque lié à la reproduction de la violence dans les contextes familiaux8. Les enfants qui grandissent dans un milieu familial où leurs besoins ne sont pas satisfaits peuvent développer un des trois styles d’attachement insécurisant, ce qui pourrait les amener à utiliser de mauvaises stratégies d’adaptation et de régulation dans leurs relations futures et même dans leur propre rôle de parent6.  

Enfin, d’autres mécanismes favorisant la transmission de la violence sont les attributions et les distorsions cognitives. Les distorsions cognitives, issues du modèle de Beck, sont des pensées automatiques entraînant des perceptions et interprétations erronées des événements5. Elles se développent à partir d’expériences passées et influencent les attitudes, notamment en normalisant la violence comme moyen d’interaction7. Par exemple, des croyances erronées comme l’idée qu’un enfant doit être puni physiquement pour apprendre ou que la violence est une réponse acceptable à une provocation renforcent le cycle de la maltraitance2. Ces distorsions cognitives influencent aussi la façon dont les victimes interprètent leur propre vécu : certains peuvent minimiser ou nier la violence subie, tandis que d’autres s’en attribuent la responsabilité, renforçant ainsi des schémas de pensée dysfonctionnels qui favorisent la reproduction de ces comportements. Les attributions, quant à elles, jouent également un rôle clé dans ce processus, car elles représentent la manière dont une personne explique les causes d’un événement ou d’un comportement, selon si elle attribue les causes à des traits personnels ou à des circonstances externes. Par exemple, une personne ayant grandi dans un environnement violent peut développer une attribution hostile biaisée, interprétant les comportements neutres ou ambigus des autres comme des signes d’agression. Cette perception erronée peut l’amener à percevoir une menace là où il n’y en a pas, ce qui peut provoquer une réaction agressive et contribuer au maintien d’un cycle de violence. 

En somme, la transmission intergénérationnelle de la violence repose sur des mécanismes psychologiques complexes, incluant l’apprentissage social, un attachement insécurisant et des distorsions cognitives affectant la régulation émotionnelle. Pour prévenir ce phénomène, il est essentiel d’intervenir tôt, de soutenir les parents et de renforcer la résilience2. Le fait d’apprendre aux parents ayant vécu de la maltraitance à développer des habiletés parentales favorisant le développement optimal de leurs enfants peut leur permettre d’adopter des comportements bienveillants.De plus, un attachement sécurisant, favorisé par un environnement stable et bienveillant, réduit le risque de reproduction de la violence. Ainsi, la mise en place de stratégies préventives, telles que les interventions précoces, les programmes de parentalité et les thérapies adaptées, est essentielle pour briser le cycle de la violence et favoriser un développement plus sain pour les générations futures.

Cependant, un autre facteur de risque majeur demeure souvent sous-estimé : la précarité financière3. Comment la société et les institutions peuvent-elles mieux accompagner les familles confrontées à des difficultés économiques pour prévenir la transmission intergénérationnelle de la violence ?


1 Ainsworth, M. D. S., & Bowlby, J. (1991), An ethological approach to personality development. American Psychologist, 46, 331-341.

2 Clement M.-E., Boudreau M., & Chamberland C. (2012). Regard maternel sur la transmission intergénérationnelle de la violence physique envers les enfants. Canadian Journal of Community Mental Health31(2), 17–33.

3 Dixon, L., Browne, K., & Hamilton-Giachritsis, C. (2009). Patterns of Risk and Protective Factors in the Intergenerational Cycle of Maltreatment. Journal of Family Violence24(2), 111–122. https://doi.org/10.1007/s10896-008-9215-2

4 Kaufman, J., & Zigler, E. (1987). Do abused children become abusive parents? The American Journal of Orthopsychiatry, 57, 186–192

5 Lecomte, C., & Servant, D. (2020). Les thérapies comportementales, cognitives et émotionnelles en 150 fiches. Elsevier. https://www.sciencedirect.com/science/book/9782294766619

6 Lowell, A., Renk, K. et Adgate, A. H. (2014). The role of attachment in the relationship between child maltreatment and later emotional and behavioral functioning. Child Abuse & Neglect(0). doi: http://dx.doi.org/10.1016/j.chiabu.2014.02.006

7 Robert, A., Combalbert, N., & Pennequin, V. (2018). Étude des profils de distorsion cognitive en fonction des états anxieux et dépressifs chez des adultes tout-venant. Annales MéDico-Psychologiques176(3), 225–230. https://doi.org/10.1016/j.amp.2017.06.005

8 Siegel, J.P. (2013), Breaking the Links in Intergenerational Violence: An Emotional Regulation Perspective. Fam. Proc., 52: 163-178. https://doi.org/10.1111/famp.12023


Corrigé par Azélie Laflamme, François-Xavier Michaud et Florence Pilote

Révisé par  Alexandra Lord-Proulx

Illustration originale par Fanny Chenail