Par Hiba Bencheqroun
La manière dont on se conçoit comme être humain n’a pas vraiment changé depuis l’époque du philosophe René Descartes. En effet, telle que lui, on saisit la structure humaine comme étant composée de deux substances complètement différentes qui s’unissent au sein de l’être, c’est-à-dire le corps et l’esprit. Notre vision d’une relation interactionniste entre ces derniers, elle-même, ne date pas d’hier. En effet, Descartes expliquait déjà autrefois que ces substances interagissent entre elles (Watson, s.d). Aujourd’hui, ce type de relation est entre autres illustrée à travers le mécanisme de somatisation. Il désigne l’émergence de symptômes physiologiques engendrée par un mal-être psychologique et pouvant conduire à une consultation médicale (Glover-Bondeau, 2019). Aussi, la plupart des définitions de la somatisation avancent communément que l’origine de ces symptômes somatiques n’est pas de nature fonctionnelle, lésionnelle ou reconnue par un certain mécanisme physiopathologique. Toutefois, lorsque de la somatisation se manifeste chez des individus, malgré l’évidence que l’esprit est alors au moins partiellement responsable de l’apparition de ses symptômes, l’explication psychologique est tout de même souvent oubliée et/ou évitée. Cela s’explique en partie par la démarche de la médecine moderne au Québec. Cet article explorera ainsi les effets potentiellement nuisibles du fonctionnement du système médical québécois sur les cas psychosomatiques (Bouthillier, 2019 ; Cathébras, 2006).
Dans un cabinet de médecin de famille, la somatisation touche 40% des patients. En effet, parmi toutes les douleurs corporelles déclarées, 33% sont des symptômes qui ne peuvent être expliqués au niveau médical. Selon l’ordre des psychologues du Québec (2019), plusieurs mécanismes sont impliqués dans le processus psychosomatique et peuvent expliquer sa prévalence. Parmi eux se retrouve l’explication selon laquelle le processus psychosomatique pourrait être une conséquence issue du fonctionnement du système de santé québécois. Autrement dit, le système médical serait au moins en partie responsable de l’expression de la souffrance psycho-émotionnelle du patient sur le plan corporel (Bouthillier, 2019).
De ce fait, la médecine contemporaine se base sur la nosologie médicale, c’est-à-dire la « discipline médicale qui étudie les maladies afin de les classifier. » (« Nosologie », 2023, Le Robert). Cette dernière sollicite la mise en ordre des différents signes et symptômes, sur le déchiffrement de maladies et sur la proposition d’un tableau d’ensemble des différentes pathologies, et ce, afin de regrouper les cas médicaux similaires (Méthot, 2022). Cependant, comme l’explique le psychologue Donald Bouthillier (2019), du fait que la démarche médicale pousse les médecins à persévérer leurs investigations des symptômes du patient, cela peut conduire le patient à porter d’autant plus d’attention sur ceux-ci que sur leur source d’origine possible, la détresse psycho-émotionnelle, qui est alors ignorée. Cela peut dès lors avoir pour effet de canaliser d’autant plus cette souffrance psychologique au niveau somatique (Bouthillier, 2019). De plus, dans le cas où aucune explication médicale satisfaisante n’est trouvée par le médecin, la douleur physique est alors souvent suspectée d’être imaginaire. En fait, dans nos sociétés occidentales, la validité des maux physiques vécus par le patient doit irrémédiablement passer par l’institution médicale. Cela peut pousser ce dernier dans une recherche désespérée à les faire légitimer. Ce faisant, cela peut alors avoir comme effet d’accentuer la résistance de l’individu face aux explications psychologiques de sa douleur et donc de lui faire projeter davantage sa souffrance psychologique au niveau somatique (Cathébras, 2000).
De surcroît, au point de vue du psychologue Bouthillier (2019), si le recours au système de santé québécois peut engendrer, voire exacerber, la somatisation chez les patients touchés, c’est aussi que l’institution médicale considère plus attentivement les malaises corporels que les formes de détresse psychologique (Bouthillier, 2019 ; Cathébras, 2006). Dans un même ordre d’idées, la médecine occidentale d’aujourd’hui accorde encore, à tort, que peu d’importance aux facteurs psychologiques des maux physiques, et ce, malgré le fait que plusieurs études ont objectivé la corrélation entre plusieurs facteurs psychologiques et le développement de maladies physiologiques (Vercueil et al, 2023). Par exemple, une méta-analyse publiée en 2020 met en évidence le lien entre un diagnostic clinique de dépression et d’anxiété et un risque accru d’apparition du cancer (Wang et al., 2020).
Pour conclure, le fait que l’explication psychologique des symptômes somatiques soit ignorée autant par le patient que par le médecin reflète la décrédibilisation de la santé mentale, de nos jours, dans le monde médical. C’est ce qui provoquerait ou encore accentuerait davantage la somatisation chez certains patients (Bouthillier, 2019). Ainsi, la vision dualiste de la structure humaine, c’est-à-dire l’analyse des maux corporels en ignorant l’esprit et ses possibles influences psychosomatiques, contraint le diagnostic de ces symptômes physiques et empêche donc leurs soins (Vercueil et al, 2023). Une collaboration plus accrue entre les spécialistes de la santé mentale et ceux du corps humain pourrait être la solution aux problèmes apportés par cette perspective dualiste préjudiciable.
Références
Bouthillier, Donald. (2019). Introduction au dossier – La somatisation : mise en maux de la souffrance. Ordre des psychologues du Québec. https://www.ordrepsy.qc.ca/-/introduction-au-dossier-somatisation-mise-en-maux-de-la-souffrance
Cathébras, P. (2000). Douleur, somatisation, et culture: Peut-on aller au-delà des stéréotypes?. Douleur et Analgésie. 13, 159–162. https://doi.org/10.1007/BF03006597
Cathébras, P. (2006). Troubles fonctionnels et somatisation. Comment aborder les symptômes médicalement inexpliqués. Bulletin anthropologie médicale appliquée au développement et à la santé, 6(67), paragr. 1-8. https://doi.org/10.4000/amades.326
Glover-Bondeau, A-S. (2019). Somatisation. Passeport Santé mentale.
https://www.passeportsante.net/fr/psychologie/Fiche.aspx?doc=somatisation
Méthot, P-O. (2022). La classification des maladies entre faits et valeurs : le cas de l’obésité. Philosophiques, 49(1), 61–80.
Nosologie. (s.d.). Le Robert. https://dictionnaire.lerobert.com/definition/nosologie
Vercueil, L., Bratanov, C. et Hot, P. (2023). Troubles psychosomatiques : qu’en dit la science ? The conversation Canada. https://theconversation.com/troubles-psychosomatiques-quen-dit-la-science-200135
Wang, Y-H., Li, J-Q., Shi, J-F., Que, J-Y., Liu, J-J., Lappin, J. M., Leung, J., Ravindran, A. V., Chen, W-Q., Qiao, Y-L., Lin Lu, Jie Shi., & Bao, Y-P. (2020). Depression and anxiety in relation to cancer incidence and mortality: a systematic review and meta-analysis of cohort studies. Molecular Psychiatry. 25, 1487–1499 . https://doi.org/10.1038/s41380-019-0595-x
Watson, R. A. (s.d.) Physics, physiology, and morals of René Descartes Physics, physiology, and morals of René Descartes. Dans Britannica. Encyclopedia Britannica. https://www.britannica.com/biography/Rene-Descartes/Physics-physiology-and-morals https://doi.org/10.7202/1090264ar
Corrigé par Valérie Caron, Anne-Marie Parenteau et Ariane Pomerleau
Révisé par Florence Grenier
Illustration originale par Mariam Ag Bazet
