Par Justine Fortier
Dans La Construction sociale de la réalité, les auteurs abordent comment l’expérience humaine du monde sensible est formée à partir des interactions sociales et des processus institutionnels qui la sous-tendent. Le présent article explorera comment l’essai sociologique de Berger et Luckmann peut offrir une perspective complémentaire au modèle écologique de Bronfenbrenner.
- La Construction sociale de la réalité
Dans leur essai, les sociologues Berger et Luckmann présentent en quoi l’édification d’une réalité commune éprouvée comme objective par les membres d’une société relève d’une construction sociale, elle-même dépendante des processus d’institutionnalisation et de légitimation. Originaire de l’habituation de certaines activités par leur répétition prolongée, l’institutionnalisation se définit par trois moments dialectiques, soit l’extériorisation, l’objectivation et l’intériorisation.
Dans un premier temps, l’extériorisation réfère aux processus par lesquels les individus sont amenés à extérioriser leurs pensées, leurs émotions et leurs comportements avec le monde extérieur. Ces interactions sociales amènent les individus à effectuer «une typification réciproque d’actions habituelles» menant à l’émergence de modèles de conduites spécifiques. Ce sont à partir de ces successions de comportements typifiés que peuvent s’ancrer historiquement les institutions et les normes sociales propres à une société. Deuxièmement, l’objectivation décrit le processus d’inscription de ces règles et conduites à l’intérieur de la société de manière à ce que les connaissances qui en découlent deviennent accessibles à tous.tes. Leur intégration au sein de l’environnement social leur permet alors d’accéder au statut de «réalité objective» et confère une certaine forme de contrôle aux institutions qui les soutiennent. Des symboles objectivement disponibles peuvent également être introduits, afin de former un rappel de l’omniprésence institutionnelle et de concrétiser la légitimation des conduites leur étant rattachées. Par exemple, un drapeau évoquant le patriotisme pourrait constituer un tel symbole dans la mesure où sa signification est reconnue et partagée par les membres d’une société. Finalement, l’intériorisation amène l’individu à percevoir les typifications de ces conduites comme une réalité objective et à perdre de vue leur caractère altérable et subjectif. Le rapport s’inverse de manière à ce que l’individu se perçoive alors comme le résultat d’un monde immuable, en réalité socialement construit, plutôt que comme son producteur.
- Le modèle écologique de Bronfenbrenner
Pour sa part, le modèle écologique de Bronfenbrenner subdivise l’environnement en différentes couches systémiques interdépendantes interagissant continuellement les unes avec les autres. Selon ce dernier, l’individu entretient un rapport dynamique avec les systèmes qui composent son environnement et son développement est ainsi caractérisé par ces multiples interactions réciproques. Le modèle écologique possède six niveaux hiérarchiques s’influençant de manière à rendre un portrait unique de la situation propre à un individu et à son environnement social. Premièrement, l’ontosystème est constitué des caractéristiques innées et acquises de l’individu. Certaines peuvent agir à titre de stimulus social, comme l’apparence physique, tandis que d’autres réfèrent aux dispositions et aux ressources personnelles, comme les traits de personnalité, les habiletés et les handicaps.
Dans un deuxième temps, le microsystème correspond à un milieu spécifique avec lequel la personne est fréquemment en contact et à l’intérieur duquel elle tient un rôle actif. Ces espaces sont marqués par des rôles sociaux, un décorum, des symboles et des membres particuliers formant un système au sein duquel les contacts entre les individus sont soutenus et leurs effets sur le développement individuel est direct. Notamment, la famille, le milieu de travail et l’école peuvent tous constituer des microsystèmes.
Troisièmement, le mésosystème se réfère aux interactions advenant entre les microsystèmes, sans qu’il n’y ait d’action directe posée par l’ontosystème. Ainsi, les relations qu’entretiennent les microsystèmes ont une influence sur l’individu et un rapport harmonieux entre ceux-ci favorise le bon développement de l’individu.
Quatrièmement, l’exosystème concerne l’ensemble des institutions ou des organisations ayant un impact sur l’ontosystème, mais sur lesquelles ce dernier n’a pas d’influence directe. Par exemple, le milieu de travail des parents de l’individu, le gouvernement provincial et le service de police font partie de l’exosystème.
Cinquièmement, le macrosystème représente l’ensemble des valeurs, des normes, des idéologies et des croyances véhiculées par la société dans laquelle évolue l’individu. Immatériel, celui-ci est présent dans toutes les interactions entre les systèmes, et est tributaire de la culture à l’intérieur duquel il s’inscrit. Notamment, les attitudes à l’égard de la pauvreté, du racisme et de la culture individualiste se retrouvent dans le macrosystème.
Finalement, le chronosystème considère l’évolution temporelle des caractéristiques de ces systèmes en situant leur inscription à travers une temporalité spécifique. Par ce dernier niveau, le modèle écologique tient compte de l’esprit du temps propre à la période décrite et permet de considérer les changements liés à des événements historiques touchant l’ensemble de la société tout comme ceux affectant plus spécifiquement l’individu et son environnement.
- L’intégration des deux modèles
Plusieurs parallèles peuvent être effectués entre les conceptions sociologique et psychologique de ces auteurs, toutes deux reposant sur les rapports unissant les acteur.rices à leur environnement. Tout d’abord, le processus d’extériorisation se réfère aux actions et aux comportements posés par les individus lors de leurs interactions sociales, tandis que la phase d’objectivation décrit la coordination de ses conduites selon des schémas de typification particuliers. Ces patrons d’activités partagés et reproduits par des groupes d’individus peuvent être associés aux processus proximaux se déployant dans les microsystèmes du modèle de Bronfenbrenner. Se référant aux «interactions constantes et durables entre [l’individu] et les personnes, objets ou symboles présents dans son environnement immédiat […]», ces processus sont à la base du développement humain. Dans les deux cas, les interactions sociales sont régies par des règles implicites, des relations de pouvoir et des référents particuliers qui constituent une toile de fond sur laquelle peuvent évoluer les échanges entre les membres d’un groupe. Propres à un milieu spécifique, les schémas typifiés qui le soutiennent sont accessibles à tous les individus qui le composent et orientent les interactions qui y ont lieu. Le rapport dynamique liant la personne à son environnement souligne donc l’influence que possède chaque instance sur la seconde, ainsi que l’objectivation progressive d’une réalité sociale construite à partir de ces interactions. En effet, c’est par leur répétition prolongée que certaines conduites ou que certains symboles en viennent à acquérir une existence indépendante des individus les ayant créés. On peut notamment penser à la monnaie, aux formules de politesse usuelles ou aux règles de bienséances au théâtre qui, bien que socialement construites, forment des symboles et des conduites universellement reconnus et respectés.
Par ailleurs, le processus d’extériorisation permet à l’ontosystème d’inscrire ses comportements à travers un lien social, notamment par le biais de processus proximaux. La reproduction de ces schémas d’actions dans les microsystèmes peut amener leur intégration durable à plus large échelle, soit au niveau institutionnel — l’exosystème — ou entre les différents microsystèmes — le mésosystème. Une fois intériorisés par les membres d’une société, ces modes de fonctionnement habituels s’objectivent de manière à être reconnus et appliqués à toutes formes d’interactions sociales. Culturellement et socialement ancrées, ces conduites sont également rattachées à des normes, à des valeurs et à des idéologies particulières que l’on peut associer au niveau macrosystémique du modèle écologique. Finalement, l’institutionnalisation et la légitimation de telles pratiques est un processus en perpétuelle mouvance, si bien que les comportements socialement valorisés au sein d’une société diffèrent selon l’époque et doivent continuellement être réactualisés. Le chronosystème permet dès lors d’intégrer la dimension temporelle aux trois moments dialectiques présentés par Berger et Luckmann.
Intimement liées, ces deux conceptualisations de la réalité replacent l’individu au sein de son environnement afin de considérer l’influence réciproque qu’opère chacun d’eux sur le suivant. Celles-ci nous offrent une perspective macroscopique des processus à l’œuvre dans nos interactions sociales et dans notre conception de la réalité. En somme, que ce soit par l’imbrication de systèmes interdépendants formant l’environnement social de l’individu chez Bronfenbrenner ou par l’objectivation graduelle de la réalité sociale chez Berger et Luckmann, les auteurs insistent sur le fait que notre expérience du monde est largement marquée par des construits sociaux.
Références
Berger, P. et Luckmann, T. (2018). La Construction sociale de la réalité, Armand Colin.
Brunet, E. (2023). Modèles écologiques et approches systémiques. PSY4170 – Psychologie Communautaire [Présentation PowerPoint], Université du Québec à Montréal.
Paquette, D. et Ryan, J. (2001). Bronfenbrenner’s Ecological Models Theory.
Saint-Jacques, M.-C., Drapeau, S., Cloutier, R. et Lépine, R. (2003). Dimensions écologiques associées aux problèmes de comportement des jeunes de familles recomposées. Nouvelles pratiques sociales, 16(1), 113–131. https://doi.org/10.7202/009630ar
Corrigé par Anne Martel, Émilie Pauzé et Charlene Allaire
Révisé par Ariane Chouinard
Illustration originale par Denitsa Marinova
