Par Hiba Bencheqroun
Cet article aura pour forme une exploration et une discussion de ce qui est dit dans la littérature à propos de la transmission intergénérationnelle des stratégies malsaines de régulation émotionnelle, et ce, à partir du contexte de la violence conjugale.
L’apprentissage social à l’enfance
Il est souvent dit que les enfants, et les adultes qu’ils deviennent, sont les produits de la réalité familiale qu’ils ont vécue. En effet, plusieurs études en psychologie sociale des chercheurs Albert Bandura et Richard H. Walters sur l’agressivité des adolescents issus des milieux défavorisés mettent en lumière que leurs comportements agressifs sont modelés sur ceux de leurs parents. Cela est entre autres souligné par leur étude de la poupée Bobo. Au cœur de celle-ci, un adulte commettait, face à un groupe d’enfants, des gestes violents à l’égard d’une poupée de clown gonflable. Cette expérience sociale comportait aussi un groupe contrôle d’enfants n’ayant pas assistés à cette scène. Les résultats de l’étude montraient que, contrairement au groupe contrôle n’ayant démontré aucune forme d’agression à l’égard de la poupée après le départ, le groupe expérimental reproduisait non seulement les actions agressives de l’adulte, mais en improvisait même certaines autres. Ainsi, les chercheurs ont pu conclure que l’apprentissage social des enfants à l’égard de modèles adultes allait bien au-delà d’une reproduction simple et directe du comportement, et que ce processus vicariant se produit même en l’absence de tout renforcement ou punition (Guerrin, 2012).
Apprentissage social des stratégies de régulation émotionnelle
Sachant que ce processus de modelage socio-comportemental n’implique pas seulement les comportements, mais aussi Ia pensée et les émotions humaines, il serait avisé de se demander si cette reconstruction du comportement observé ne serait pas due à une appropriation par l’enfant des stratégies de régulation émotionnelle de son modèle parental (Guerrin, 2012). Le professeur en psychologie à l’UQàM, Fréderick L. Philippe (2023), a définit la régulation émotionnelle comme étant le « [p]rocessus visant à moduler les états affectifs en les réduisant, les augmentant ou les modifiant ou en altérant leur sens ou leur effet sur les actions ou sur la santé physique et mentale ». Aussi, selon son laboratoire de recherche ELABORER, il y a plusieurs catégories de régulation émotionnelle, parmi lesquelles se dégage la dysrégulation, c’est-à-dire « un état de débordement émotionnel et une difficulté à contrôler son expérience subjective » (Philippe, 2021). On pourrait en fait saisir l’agressivité témoignée par l’adulte dans l’étude de la poupée Bobo comme une démonstration d’une stratégie de dysrégulation émotionnelle que les enfants du groupe expérimental auraient d’abord observée et ensuite absorbée et reproduite. On pourrait donc se questionner à savoir si les mauvaises mauvaises stratégies de régulation émotionnelle imprégnées par l’enfant de manière ponctuelle peuvent se redéployer à long-terme dans la vie des enfants.
Aperçu littéraire sur l’influence intergénérationnelle des stratégies de régulation émotionnelle
Le roman Jamais Plus écrit par l’auteure Colleen Hoover, en 2016, puis traduit en français, en 2018, dans les éditions Hugo Poche, souligne justement l’impact des formes malsaines de régulation émotionnelle parentale sur la manière dont l’enfant apprendra à réguler ses propres émotions. Cette monstration dans le livre est dépeinte à travers le thème des violences conjugales dont l’auteure a puisé l’inspiration à partir de sa propre expérience familiale. Dans le récit, le personnage principal, Lily Bloom, est, comme elle, témoin dans son foyer, et durant toute son enfance, de violence conjugale.
À travers cette œuvre littéraire, l’impact à long-terme de l’apprentissage social des stratégies de régulations des parents est dû au fait que le personnage revit cette violence conjugale et que, cette fois, elle se produit dans sa propre relation amoureuse. En effet, elle se retrouve à être, comme sa mère auparavant, la victime des actes violents physiques de son amant et mari :
Ça ne devrait pas se passer comme ça. Toute ma vie, j’ai su ce que je ferais si un homme se conduisait comme mon père avec ma mère. Simple. Je le quitterais et ça ne se reproduirait jamais. Mais je ne l’ai pas quitté. […] C’est ma faute. / J’ai laissé faire. / Je suis ma mère. (Hoover, 2018, p.294-330).
Si le personnage compare ses comportements néfastes à ceux qu’a eus sa mère dans la même situation, c’est qu’il conçoit les nombreuses correspondances qui existent entre sa manière et celle de sa mère de faire face à la situation de violence et à leurs propres émotions. Il y aurait donc, selon cette œuvre littéraire, une influence directe des stratégies nuisibles de régulation émotionnelle des parents sur ceux qu’adoptent leurs enfants, et ce, tout au long de leur vie.
Aperçu scientifique sur l’influence intergénérationnelle des stratégies de régulation émotionnelle
Une étude en psychologie, conduite par les chercheurs Caroline Dugal, Natasha Godbout et Claude Bélanger (2015), a investigué l’association entre le trauma d’être témoin de violence conjugale à l’enfance et les stratégies de régulation émotionnelle qui en découlent. Ses résultats montraient justement que la relation entre les traumas cumulatifs à l’enfance et la violence conjugale (perpétrée ou subie) s’explique en partie par la dysrégulation émotionnelle des partenaires. Ainsi, cette recherche confirme d’autant plus l’influence, dans un contexte de violence conjugale, des formes malsaines de régulation émotionnelle des parents sur celles que développera ensuite l’enfant.
Conclusion
En conclusion, étant donné les indices que nous apporte la littérature scientifique sur l’influence néfaste qu’un adulte peut avoir une telle influence sur la manière dont l’enfant apprendra à gérer ses émotions à long terme, il serait donc juste de se demander si notre société québécoise met en œuvre assez de mesures qui contrecarrent ces influences lorsqu’elles sont nocives. Met-elle assez à profit, dans les écoles par exemple ou encore dans les activités municipales, l’enseignement de meilleures méthodes de régulation émotionnelles aux plus petits. Qu’en pensez-vous ?
Références
Dugal, Caroline., Godbout, Natasha. et Bélanger., Claude. Traumas interpersonnels à l’enfance et violence conjugale: une analyse acheminatoire du rôle de la régulation émotionnelle, la présence attentive et l’impulsivité. (2016). p.10- 19.
Guerrin, B. (2012). Albert Bandura et son œuvre. Recherche en soins infirmiers, 108, 106-116. https://doi.org/10.3917/rsi.108.0106
Hoover, Colleen. (2018). Jamais Plus. (2e éd.). Hugo Poche.
Messing, JT. et Thaller, J. (2013). The average predictive validity of intimate partner violence risk assessment instruments. J Interpers Violence. 28(7) p.1537-58. doi: 10.1177/0886260512468250.
Philippe, L. Frederick. (2021). Régulation émotionnelle. Elaborer. Laboratoire de Recherche sur les Émotions et les Représentations. https://www.elaborer.org/#part3Philippe, L. F. (2023). PSY4081 cours 10 : Malaise dans la civilisation … Mécanismes de régulation émotionnelle [notes de cours]. Département de psychologie, Université du Québec à Montréal. ELABORER. https://www.elaborer.org/cours/A23/notes/cours10.pdf
Corrigé par Anne Martel, Émilie Pauzé et Charlene Allaire
Révisé par Ariane Chouinard
Illustration originale par Laurie-Anne Vidori
