Par Justine Fortier
Le phénomène de la vallée de l’étrange, mieux connu sous le nom de uncanny valley, vise à décrire la réaction émotionnelle négative pouvant être provoquée chez un individu suivant l’exposition à un objet inanimé à l’apparence humaine, tel un robot ou une prothèse. Le présent texte portera sur le concept d’inquiétante étrangeté et explorera les liens unissant la vallée de l’étrange à l’essai fondateur d’Ernst Jentsch «On the psychology of the uncanny».
- L’inquiétante étrangeté, le unheimlich ou the uncanny
Bien que le concept d’inquiétante étrangeté (unheimlich) soit couramment associé à Sigmund Freud, son introduction est attribuable au psychiatre allemand Ernst Jentsch. Dans l’essai «On the psychology of the uncanny», l’auteur aborde en quoi la sensation qu’un objet, originairement familier, semble devenir étranger est susceptible de déclencher une forte réaction émotionnelle. Associée à une incertitude psychologique et à une perte de repère, la perception de l’objet est perturbée par des éléments contradictoires empêchant la personne de déterminer avec conviction la nature de celui-ci. Ainsi, une forme notable de ce phénomène se présente lorsqu’une personne a un doute à savoir si un objet à l’apparence inanimée ne serait pas en réalité vivant ou vice-versa. Notamment, Jentsch donne l’exemple des statues de cire, particulièrement dans un environnement mal éclairé, comme une source possible du sentiment d’inquiétante étrangeté. Dans ce cas, la difficulté pour l’observateur.rice de discerner la statue d’un être humain réel peut mener à une impression d’inconfort qui s’apparente au sentiment d’unheimlich. Finalement, l’effet de unheimlich peut être frappant dans le cas où l’observateur.rice ne sait pas s’il.elle a affaire avec un être humain ou un automate, comme il peut en être le cas dans le phénomène de la vallée de l’étrange.
Ainsi, le unheimlich se réfère à ce qui est étranger, sinistre et inquiétant, ou encore, dans ses traductions arabe et hébraïque, à ce qui s’apparente au démoniaque. Pour sa part, le mot heimlich, duquel il dérive, présente une polysémie elle-même révélatrice du phénomène qu’elle recouvre. Alors que ces premières définitions lui donnent le sens de familier, intime, confortable, apprivoisé ou «qui fait partie de la maison», son glissement sémantique subséquent est venu lui conférer le sens opposé, soit quelque chose de secret qu’il faut dissimuler. De fait, signifiant à la fois «familier» et «caché», le mot heimlich porte en lui-même son propre contraire. Le unheimlich vient alors prendre le sens de quelque chose «qui devait rester un secret, dans l’ombre, et qui en est sorti», ou encore de ce qui «[n’]est devenu étranger que par le processus de refoulement».
- La vallée de l’étrange ou the uncanny valley
Les avancées technologiques propres aux domaines de la robotique et de l’intelligence artificielle ont repropulsé le phénomène de la vallée de l’étrange introduite en 1970 par le roboticien japonais Masahiro Mori dans la sphère publique. Dans sa théorie, le chercheur propose que l’appréciation affective pour un objet humanoïde augmente à mesure que ce dernier s’approche d’une apparence humaine, mais qu’il existe un certain point critique à partir duquel la ressemblance devient trop grande et génère plutôt un sentiment d’angoisse et de malaise. La réaction positive est ensuite rétablie lorsqu’il s’agit d’un être humain réel, donnant à la fonction une forme en U rappelant l’allure d’une vallée. La dénomination «vallée de l’étrange» tient donc son nom de la fonction décrivant la relation entre le degré de ressemblance anthropomorphique de l’objet et la réaction émotionnelle qu’il suscite.
Réponse émotionnelle du sujet en fonction de la ressemblance humaine de l’objet
Ainsi, la vallée de l’étrange se réfère à ce déclin drastique de la pente de la fonction lorsque l’affinité entre l’objet humanoïde et l’être humain, devenue trop importante, provoque un sentiment de profond inconfort. Il est dès lors possible de voir en ce phénomène une forme contemporaine d’inquiétante étrangeté, où le familier et l’étranger se brouillent jusqu’à s’édifier en une importante perturbation affective. Analogue au phénomène décrit par Ernst Jentsch, la difficulté à cerner l’objet comme humain ou non-humain provoque une incertitude dérangeante chez l’observateur.rice.
Par ailleurs, plusieurs études ont été menées afin d’expliquer ce phénomène, l’une d’elles analysant l’activité neuronale de participant.es lors de l’évaluation d’agents artificiels à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Par la présentation de différents stimuli de ressemblance anthropomorphique variable, soient des robots mécaniques, des robots humanoïdes, des androïdes et des humains artificiels, les chercheurs ont été en mesure d’identifier les régions du cerveau impliquées dans le phénomène de la vallée de l’étrange. Ainsi, leurs résultats ont montré que le cortex préfrontal ventromédian (CPFVM) produisait une activité neuronale liée à l’appréciation subjective des agents artificiels selon le degré de ressemblance humaine. Cette appréciation augmentait à mesure que l’agent se rapprochait d’une apparence humaine, mais diminuait pour les agents présentant la plus grande ressemblance humaine, les humains artificiels, comme le prédisait l’hypothèse de la vallée de l’étrange. Au final, l’intégration multisensorielle dans le CPFVM des signaux provenant de la jonction temporo-pariétale, du cortex préfrontal dorsomédian et du gyrus fusiforme se traduisait sous la forme d’une fonction non-linéaire cohérente avec celle de la vallée de l’étrange.
En somme, les notions propres au concept de unheimlich tel qu’explorées dans l’essai d’Ernst Jentsch offrent un cadre conceptuel permettant d’envisager le phénomène moderne de la vallée de l’étrange sous un angle psychologique. La démonstration de l’hypothèse de uncanny valley en neuroscience permet elle aussi d’offrir une meilleure compréhension du rôle que joue les différentes structures du cerveau dans l’expérience du sentiment d’inquiétante étrangeté. Dans les deux cas, la confusion entre les frontières séparant le familier du non-familier est à même de troubler la perception de l’observateur.rice et de provoquer une incertitude psychologique perturbante.
Références
Burleigh, T. J. et Schoenherr, J. R. (2015). A reappraisal of the uncanny valley : categorical perception or frequency-based sensitization? Frontiers Psychology, 5. doi.org/10.3389/fpsyg.2014.01488
Freud, S. (1988). L’inquiétante étrangeté et autres essais (traduit par B. Féron), Gallimard.
(Publication originale en 1933)
Jentsch, E. (2008). On the psychology of the uncanny (traduit par R. Sellars), Angelaki : Journal of the Theoretical Humanities, 2(1), 7-16. (Publication originale en 1908) 10.1080/09697259708571910
Kendall, E. (2023, December 22). Uncanny Valley. Encyclopedia Britannica. https://www.britannica.com/topic/uncanny-valley
Mori, M. (2012). The Uncanny Valley : The Original Essay by Masahiro Mori (traduit par MacDorman, K. F. et Kageki, N., 2012), IEEE Spectrum. (Publication originale en 1970) https://spectrum.ieee.org/the-uncanny-valley
Rosenthal-von der Pütten, A. M., Krämer, N. C., Maderwald, S., Brand, M. et Grabenhorst, F. (2019). Neural Mechanisms for Accepting and Rejecting Artificial Social Partners in the Uncanny Valley, The Journal of Neuroscience, 39(33), 6555-6570.
Corrigé par Valérie Caron, Anne-Marie Parenteau et Ariane Pomerleau
Révisé par Florence Grenier
Illustration originale par Fanny Chenail
