Par Céline Ozouf
De notre naissance nous ne décidons pas. Ainsi héritiers de la vie, nous sommes faits maîtres d’une existence que nous n’avons pas choisie, à l’origine du moins. Mais sommes-nous vraiment maîtres en notre propre maison? N’a-t-on jamais l’impression d’adopter certains comportements moins par choix que parce que cela paraît plus fort que soi?
Si les facteurs génétiques influencent certains attributs physiques, comme la taille, à hauteur de 80%, cela semble rarement excéder 40% en ce qui concerne les traits de personnalité. Cela signifie qu’environ 60% de notre personnalité pourrait être attribuable à des facteurs environnementaux comme le contexte social ou les expériences de vie1. L’environnement familial étant souvent le premier que l’enfant côtoiera, il revêt une importance particulière dans son devenir.
Le regard parental conditionnel
À cet égard, les impacts du regard parental ont largement été débattus à travers les années. Winnicott fait partie des nombreux auteurs qui ont défendu son importance dans le développement de l’enfant. En effet, celui-ci présente la mère comme le premier miroir auquel iel fait face, participant ainsi activement à sa perception de ellui-même et à la construction de son identité à travers le regard qu’elle lui porte2. Rogers, quant à lui, laisse entendre que le regard parental jouerait un rôle important sur l’estime de soi de l’enfant. Ainsi, si ce.tte dernier.e a le sentiment que le regard affectueux qu’iel perçoit de son parent porte des conditions (par exemple, recevoir son appréciation positive essentiellement pour certains comportements, comme celui de bien se comporter ou avoir de bonnes notes, et non seulement pour le fait d’être soi), cela pourrait affecter à la fois son estime et l’exploration qu’iel fera de son identité3.
Le regard parental conditionnel tel qu’on vient de le définir réside donc dans la perception qu’en a l’enfant et non dans celle du parent. Cela laisse entrevoir le risque que ce dernier ne perçoive pas son propre regard et approbation comme associés à certaines conditions, et en sous-estime donc les effets4.
Les hypothèses de Rogers ont depuis été corroborées et étayées par la théorie de l’autodétermination. Selon cette dernière, l’enfant viendrait frustrer deux besoins psychologiques fondamentaux, celui d’autonomie et d’appartenance, en essayant de répondre aux conditions qu’iel entrevoit dans le regard de son parent. En effet, pour satisfaire son besoin d’appartenance à travers l’acceptation du parent, l’enfant serait tenté.e de faire passer les attentes de celui-ci avant son besoin d’autonomie. À l’inverse, répondre à son besoin d’autonomie mettrait en péril celui d’appartenance, dans la mesure où ça nécessite d’aller à l’encontre des attentes parentales qu’iel perçoit. Cette double dynamique vient peser sur le bien-être psychologique et relationnel5.
Quand notre regard porte celui du passé
Au-delà d’influer son estime de soi, le regard parental pourrait également agir sur la motivation de l’enfant. Ainsi, iel aurait davantage tendance à internaliser les attentes de ses parents, et à penser et agir en fonction de celles-ci, si iel a l’impression que leur affection en dépend6. Même en l’absence des parents, son comportement resterait donc contrôlé par leurs exigences, et motivé par une pression interne liée à l’estime de soi et au désir d’éviter certaines émotions comme la culpabilité ou l’anxiété.7
Ainsi, les parents arriveraient à encourager l’adoption de certains comportements chez leur enfant en lui accordant leur approbation à cette condition. Toutefois, cette pratique a un coût affectif important et durable. Il a en effet été démontré qu’avoir reçu dans l’enfance un regard parental conditionnel à certaines attentes et exigences pouvait en prédire l’utilisation une fois devenu parent à son tour, suggérant la transmission de cet usage et de ses conséquences émotionnelles à travers les générations8.
Regarder le passé pour voir le futur différemment
Un regard peut ainsi s’inscrire à notre héritage, parfois même intergénérationnel, comme une empreinte durable sur le bien-être, la motivation, voire même la trajectoire de vie.
Au sujet de l’héritage, Bernd Jager émet l’idée d’une responsabilité qu’aurait chaque personne de décider de la forme sous laquelle elle souhaite le transmettre. Cette décision implique d’agir sur cet héritage et de le transformer en don afin qu’il puisse être bénéfique et utile à la prochaine génération, à la fois digne d’être transmis et susceptible d’être reçu par celle-ci9.
Ainsi, même s’il n’est pas toujours aisé de prendre la mesure de ce qui est transmis et reçu au sein de l’environnement familial, ni des attentes et des loyautés qui peuvent perdurer au fil du temps, on peut espérer qu’un effort réflexif et authentique puisse conduire à transformer cet héritage pour se libérer du poids des regards passés et agir selon les valeurs qui nous rejoignent vraiment.
Références
1 Cervone, D., & Pervin, L. (2014). Personnalité : théorie et recherche (2e éd; L. Nadeau, J-S.
Boudrias & J. Gagnon pour l’adaptation française). Saint-Laurent, Qc : Pearson ERPI.
2 Winnicott, D. W. (2019). The Maturational Processes and the Facilitating Environment : Studies in the Theory of Emotional Development. Routledge. https://doi.org/10.4324/9780429482410
3 Rogers, C. (1951). Client centered therapy. Boston: Houghton-Mifflin.
4 Assor, A., & Tal, K. (2012). When parents’ affection depends on child’s achievement: Parental conditional positive regard, self‐aggrandizement, shame and coping in adolescents. Journal of Adolescence, 35(2), 249–260. https://doi.org/10.1016/j.adolescence.2011.10.004
5 Ryan, R. M., & Deci, E. L. (2017). Self‐determination theory: Basic psychological needs in motivation, development, and wellness. The Guilford Press. https://doi.org/10.1521/978.14625/28806
6 Haines, J. E., & Schutte, N. S. (2023). Parental conditional regard : A meta‐analysis. Journal of Adolescence, 95(2), 195-223. https://doi.org/10.1002/jad.12111
7 Deci, E. L., & Ryan, R. M. (1985). Intrinsic motivation and self-determination in human behavior. New York: Plenum.
8 Assor, A., Roth, G., & Deci, E. L. (2004). The Emotional Costs of Parents’ Conditional Regard : A Self-Determination Theory Analysis. Journal of Personality, 72(1), 47-88. https://doi.org/10.1111/j.0022-3506.2004.00256.x9 Jager, B. (s. d.). Héritage et responsabilité.
Corrigé par Anne-Marie Parenteau, Megan Racine et Ariane Pomerleau
Révisé par Florence Grenier
Illustration originale par Denitsa Marinova
